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avec l’hygiène. On recommanda un sirop de raisin dont Parmentier était l’inventeur, et une somme de 200,000 francs fut promise aux douze fabriques qui livreraient ce produit en plus grande quantité. Puis on se rappela que des chimistes de Berlin avaient extrait du sucre de la betterave, et on établit en 1812 des écoles ayant pour programme la réalisation industrielle du procédé. Pour alimenter nos filatures, auxquelles le coton allait manquer, on offrit une récompense d’un million de francs à l’inventeur d’un procédé mécanique pour filer le lin et le chanvre, problème qui fut résolu avec plus de gloire que de profit par le malheureux Philippe de Gérard. Il y eut aussi vers 1811 un gigantesque projet pour augmenter la production de la laine qui aurait alimenté nos filatures. L’état devait entretenir dans ses bergeries assez de béliers pour les neuf millions de brebis qu’on supposait exister en France.

L’impossibilité de se passer des articles monopolisés par les Anglais devenait trop évidente. Le guerrier invincible jusqu’alors se sentit faiblir dans cette étrange bataille qu’il avait engagée contre la nature des choses et les instincts des peuples. Il consentit à l’introduction sur le continent des marchandises anglaises, mais en vertu de licences spéciales et sous la condition qu’elles seraient payées, non en argent, mais avec des produits français. Encore un sacrifice aux erreurs du temps sur la balance du commerce : on aurait cru appauvrir le pays et enrichir l’Angleterre en lui achetant contre écus ce dont on avait besoin. Napoléon espérait d’ailleurs battre monnaie au moyen de licences dont la vente devait figurer au budget parmi les droits de douane. Il s’était réservé personnellement de les accorder, et bien qu’il fallût les payer, on ne les obtenait que par une sorte de faveur. Les simples négocians ne pouvaient se les procurer qu’en ayant recours à des intermédiaires dont il fallait payer les services, et le trafic auquel les licences ont donné lieu a occasionné plus d’un scandale. Ajoutez à cela la difficulté de vendre pour une somme exactement égale à celle des achats. L’armateur qui voulait acheter en Angleterre pour 500,000 francs de denrées américaines devait justifier au départ qu’il emportait pour 500,000 francs de nos produits. Or, comme les articles d’échange faisaient défaut chez nous, on chargeait le vaisseau de marchandises qu’on n’espérait pas vendre, et qu’on détruisait dès que le vaisseau avait gagné le large. On fabriqua même à cet effet des articles de pacotille, mais apparens et de nature à être surévalués dans les bordereaux d’expédition : c’étaient des soieries, des meubles, des livres, des estampes. On a gardé souvenir dans la librairie d’éditions entières emballées à l’adresse des Anglais, mais jetées à la mer pendant le trajet. Quel bon temps pour les auteurs, tou-