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conquérir par un coup de main le pain quotidien de son industrie. Loin de nous la pensée que de tels mobiles dussent justifier tous les procédés sommaires dont on prête aujourd’hui le dessein à l’Angleterre : qu’il existe en Angleterre des mobiles naturels d’hostilité contre les États-Unis, c’est tout ce que nous consentons à constater. Et cependant chez nos voisins reconnaissons-le à leur honneur, il se trouve des esprits sages et prépondérans, des âmes généreuses, des voix éloquentes qui, même au moment où les passions nationales sont au comble de l’effervescence, savent demeurer fidèles au devoir de l’impartialité et de la modération, et ne désespèrent pas de détourner leur pays de la politique à outrance à laquelle on l’excite. Nous faisions naguère allusion aux prophétiques conseils que lord Stanley donnait à ses concitoyens peu de jours avant la funeste affaire du Trent : « Notre devoir est d’observer envers les États-Unis une neutralité stricte en paroles aussi bien qu’en actions, de ne pas témoigner d’irritation au sujet des difficultés accidentelles inévitables dans le cours d’une telle lutte, de défendre avec fermeté, mais avec modération, ceux de nos droits qui seraient attaqués, en laissant aux mauvaises passions le temps de s’évaporer, et surtout de ne pas prendre avantage, même en apparence, de l’affaiblissement temporel de l’Amérique pour rien tenter qui pût être considéré par cette puissance comme un empiétement sur ses droits. » Ces nobles pensées, quoique exprimées avant l’incident actuel, ne sont point restées sans écho en Angleterre. M. Bright les rappelait dans le magnifique discours qu’il a prononcé à Rochdale. sur les affaires d’Amérique. Nous n’avons pas l’habitude de reporter sur les opinions de M. Bright l’admiration que nous professons pour son talent. Les appréciations que cet orateur a souvent présentées sur la politique intérieure de la France n’ont pas été toujours telles, il s’en faut, qu’elles dussent mériter l’approbation et la sympathie du parti libéral. Le déclin de sa popularité en Angleterre, la défaveur, qui le suit depuis quelque temps, nous sont expliqués par des défauts d’esprit politique dont il a souvent la maladresse de faire étalage avec une choquante jactance ; mais nous avons oublié tous nos griefs contre M. Bright en lisant son admirable harangue de Rochdale. Là l’orateur ne donnait plus la représentation du rôle d’un tribun paradoxal ; l’homme politique embrassait dans une mâle étreinte tout l’ensemble de cette lamentable crise américaine, et l’émotion humaine et virile palpitait dans toutes ses paroles. Personne n’a mieux fait comprendre encore à quel point dans cette guerre civile la cause de la justice, de la légalité, de la civilisation libérale, est identifiée avec la cause du nord. Personne n’a mieux montré à l’Angleterre ce qu’elle sacrifierait au point de vue des sympathies politiques et des intérêts, si elle se laissait aller, en un moment d’emportement, à consommer avec l’Amérique une rupture irrévocable. Lors même toutefois que la passion anglaise demeurerait sourde à des conseils si sages et à, des appels si chaleureux, du moins, répétons-le, les influences auxquelles elle céderait ont l’apparence du sentiment patriotique et de l’intérêt