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donne à sa patrie. Il faut reconnaître enfin que jamais peuple et gouvernement n’ont été en position de faire dans des conditions plus honorables la concession qui est aujourd’hui demandée à l’Amérique. En désavouant une capture opérée par l’initiative arbitraire d’un officier naval sans aucune des garanties de la justice légale, sans l’intervention et la sanction d’une cour d’amirauté, les États-Unis, loin de renoncer à aucun de leurs principes politiques, ne feraient que rendre hommage à la doctrine qu’ils ont professée en tout temps sur le droit des neutres. Ce serait en réalité un vrai triomphe pour cette doctrine de l’appliquer ainsi au profit d’une nation et d’un gouvernement qui ont toujours contesté ou violé les droits des neutres, mais qui seraient désormais contraints à l’abandon de leurs prétentions arbitraires par l’autorité éclatante d’un tel précédent.

Il est téméraire, nous l’avouons, d’exprimer une confiance que l’événement de demain peut déjouer. Cependant nous osons encore espérer que la voix de la raison et de l’équité se fera entendre et pourra prévenir entre l’Angleterre et les États-Unis cette lutte fratricide qu’un instant on a pu croire imminente. C’est en tout cas le devoir et l’intérêt de la France de consacrer tous ses efforts au succès d’une politique de conciliation entre ces deux grands peuples ; mais si cette fois encore la sagesse et l’humanité doivent échouer, s’il faut qu’une lutte atroce s’engage entre l’Angleterre et les States, le devoir et l’intérêt de la France sont très nettement tracés : comme nous le déclarions il y a quinze jours, dès la première alerte, nous devons rester neutres. Nous ne saurions protester avec trop d’énergie contre les tendances directes et détournées manifestées à cette occasion par la presse qui se dit « indépendante et dévouée, » et qui semble vouloir compromettre la politique de la France dans la cause de l’Angleterre contre les États-Unis en détresse.

Nous ne sommes point injustes envers l’Angleterre. Nous comprenons l’émotion dont la nation anglaise a été saisie à la nouvelle de la capture de MM. Mason et Slidell. Elle était offensée dans son orgueil maritime par la visite et la coercition qu’un de ses navires avait subies. Elle était frappée dans son honneur par la violation du droit d’asile commise à bord du Trent. Nous comprenons encore que de grands intérêts puissent déterminer l’Angleterre à s’emparer de l’occasion que lui offre la brutalité d’un commodore pour hâter la dissolution de la grande république américaine. Il n’est pas nécessaire de parler des ressentimens qu’ont pu inspirer à la politique anglaise les concessions pénibles qu’elle a cru devoir faire à d’autres époques aux prétentions des États-Unis. Des intérêts de deux natures, les uns politiques, les autres commerciaux, peuvent porter l’Angleterre à tirer profit des embarras présens des états du nord. Les États-Unis sont la seule puissance qui ait eu jusqu’à présent la force ou la bonne chance de faire reculer la politique anglaise. Pour cette politique, tout affaiblissement des États-Unis peut donc paraître un avantage. Le coton jouant un si grand rôle dans la vie économique de l’Angleterre, le gouvernement anglais peut être entraîné à