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LA
NUIT DES MORTS
LEGENDE GEORGIENNE


A M. LE BARON PAUL THENARD

Je vous envoie de Tiflis une légende géorgienne. Tiflis est le centre de l’isthme caucasique, foulé par tant de peuples, arrosé de tant de sang, et où chaque peuplade a laissé de douloureux et poétiques souvenirs ; mais tout est grâce sous le beau ciel d’Asie, et l’imagination orientale a semé çà et là « ses fleurs et ses perles, » comme dit le poète Hafiz. Les contes et les traditions abondent au Caucase, surtout dans la Géorgie, vaste cimetière de nations disparues, où se sont si souvent heurtées et égorgées la civilisation chrétienne et la barbarie mahométane.

À vingt-six verstes de Tiflis sommeille l’ancienne capitale de la Géorgie, cité dont l’origine se perd dans une obscurité qui échappe à l’histoire. Mtzkhèta (nous l’appellerons Khèta, par pitié pour les oreilles françaises) est à cette heure, un misérable village qui garde encore de sa splendeur passée une grande cathédrale où reposent les tombeaux des rois géorgiens. En face de Mtzkhèta, séparées d’elle par le Koura et la rivière de l’Aragwi, qui y jette ses eaux, s’élèvent, au sommet d’un roc à pic, les ruines majestueuses du couvent de la Sainte-Croix, en langue géorgienne Tzminda-Djwari. D’après une croyance religieuse et populaire, tous les ans, dans la nuit du 2 novembre, fête des Morts, sur le plateau du monastère de la Sainte-Croix, d’où l’on découvre un merveilleux spectacle, — à l’ouest la riche vallée de Moukran, à l’est Tiflis, au nord la chaîne du Caucase et la cime du Kazbek, où fut enchaîné Prométhée, — Satan vient passer en revue tous les criminels et les pécheurs des âges antérieurs. Quel tableau que ce rude paysage, par une nuit noire et neigeuse, à la lueur d’un immense