Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/1004

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

proposer une tâche impossible. Il y manquerait toujours, quelque soin qu’on y mît, le bourdonnement de la pensée, les caprices rapides, l’agilité et l’animation du vol. J’ai cherché une dernière citation qui pût justifier l’impuissance de l’analyse à exprimer un tel mouvement, et j’ai été assez heureux pour la rencontrer. Lisez les quelques lignes qui suivent, et dites-moi s’il est facile de fixer une pensée soulevée à la fois par tant de souffles, et où parlent tant de voix tout ensemble. « La fleur rouge ! Je n’y pensais plus : les papillons l’avaient emportée. Je pensais que la vie est belle par une matinée de printemps, que c’est un bonheur d’ouvrir les lèvres et d’aspirer l’air frais, que c’est une fête d’ouvrir les yeux et de regarder la terre en robe de noce, que c’est une ivresse d’ouvrir les mains et de cueillir des gerbes de bonne odeur. Puis je pensais au Dieu des cieux : la voûte immense me parlait de sa puissance. Je pensais au Seigneur des petits : les moucherons voletant çà et là me parlaient de sa bonté. Un livre que j’avais me parlait de son amour ; une voix au dedans me parlait de ma misère, et de ces accens si divers émanait l’harmonie, un accord tout pareil à celui qui éclatait dans les prés en fleurs. » Voilà bien en effet l’image de son talent ; mais c’est vraiment un miracle que j’aie pu rencontrer dix lignes donnant avec une telle exactitude la réduction de cette image sans lui faire rien perdre de sa mobilité et de ses contrastes capricieux.

Le volume se termine par une rêverie où l’auteur prend à partie la sombre pessimiste Hawthorne et son attristante nouvelle, le Jeune Goodman Brown. Cette rêverie, qui porte pour titre Emmanuel, est la conclusion légitime du livre. Là apparaît enfin, sous sa forme la plus familière, un personnage qui passe invisible à travers toutes les nouvelles et toutes les rêveries de l’auteur, mais duquel émanent la lumière dont elles sont inondées et les parfums dont elles sont imprégnées. Il était présent, dis-je, quoique invisible, dans tous les lieux où nous promène Mme de Gasparin ; c’est lui qui prononça par la bouche de l’homme assassiné les paroles du pardon, lui qui mit les larmes de tendresse et de regret dans les yeux de Mme Alfred, lui qui entra dans la chambre du vieux nègre Kalempin pour y renouveler le miracle de Naïm, lui qui pénétrait dans les maisons des pauvres avec la fille du docteur, et qui voilait miséricordieusement à ses regards les misères de son existence opprimée, lui qui remit aux mains du vieux Juif la belle Bible hébraïque, afin de donner au proscrit la vision divine de cette Jérusalem si désirée. Ce personnage invisible se révèle à la fin et se nomme, non pas du nom majestueux et douloureux qu’il porta parmi les hommes, mais du nom gracieux que lui donnèrent les anges lorsqu’ils présentèrent autrefois à sa mère le beurre et le miel. L’apparition