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aussi dignes d’intérêt et de sympathie que la personne dont nous allons vous présenter le portrait ? Jeanne était la fille d’un docteur de village, avare, égoïste et sec. « Il la tenait de près, l’aimait peu, exigeait d’elle tout le travail d’une servante et ne lui donnait pas de gages. » Un despotisme sourd, monotone, sans compensation d’aucune espèce, pesait sur elle ; elle ne s’en plaignait pas. Elle ne s’apercevait pas de son malheur, bien mieux, elle était heureuse. Comment s’y prenait-elle pour accomplir sur elle-même ce miracle et se créer une si bienfaisante illusion ? Mme de Gasparin va vous l’apprendre elle-même. Nous bornerons notre tâche à glaner dans ses pages quelques-uns des traits qui peuvent le mieux donner la ressemblance de son héroïne. « Sa figure ressemblait à sa destinée ; mal accoutrée, mal bâtie, Jeanne n’avait ni traits, ni teint, ni taille. Elle était grande et osseuse. Son visage ne soutenait le regard que parce qu’il y brillait une invincible bonne humeur. Elle portait sur la tête, depuis dix ans, une horrible capote de soie incolore, bosselée par l’âge, plus encore par les évolutions que lui imposait une incroyable pétulance de mouvemens. Cette capote tournait comme les girouettes du manoir ; véritable rose des vents, elle était le plus fidèle interprète des émotions de sa propriétaire. La robe, un sac, s’attachait comme elle pouvait sur le mannequin. En vain des sollicitudes affectueuses s’étaient efforcées de rajeunir un peu la toilette de Jeanne ; la fille du docteur, en trois coups de ses mains nerveuses, désorganisait le tout. Saisir, regarder, tourner, retourner, plier deçà, tirer delà, ôter, mettre, empiler dans une armoire, le tour était fait. Jeanne avait de bonnes amitiés par où vivait son cœur, de ces amitiés qui vous prennent comme vous êtes, sans phrases, de ces amitiés où d’emblée l’esprit se dilate, où les mots viennent comme ils peuvent, où l’on peut être sot, de méchante humeur à son aise, sans rien perdre… Jeanne, qui ne possédait rien, trouvait moyen de donner. Son intelligence était incessamment bandée sur ce point : rendre service. Elle y portait toutes les puissances de son activité. Elle avait l’obligeance tyrannique, la bonté presque terrible. Si vous y joignez des habitudes de sévère économie, un jugement inexorable dans sa rectitude, vous comprendrez de quel air se faisaient, j’allais dire s’exécutaient ses visites aux indigens du village… Mme la docteuse, ainsi l’appelait-on dans la contrée, effectuait de véritables descentes militaires partout où siégeait la misère indolente. Elle poussait la porte, sa capote grise plantée tout d’une pièce sur la tête, en guerre et joviale. D’un coup d’œil elle avait vu, toisé, jugé. Pas de marmite qui lui échappât, pas de nippe jetée sous l’armoire qu’elle n’avisât. Elle ouvrait les tiroirs, les arrangeait prestement devant la ménagère abasourdie, saisissait le balai, ramenait en pleine lumière les tas