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dans sa beauté soumise ? Est-ce que l’homme aussi n’a pas dans son visage et dans tout son être une disposition qu’il ne saurait enfreindre sans manquer aux règles du beau et sous peine de monstruosité. Et cependant, depuis le commencement du monde, où trouver deux êtres semblables ? Quelle infinie variété ! Quels attraits sans cesse renouvelés ! C’est ce frein, ce sont ces lois respectées par quiconque a le sentiment du beau pittoresque que nous opposons énergiquement au dévergondage de nos modes, à l’instabilité de notre goût de plus en plus vicié par une civilisation pleine de troubles et d’inquiétudes. Oui, c’est encore, c’est toujours en Orient qu’il faut choisir nos modèles pour l’art décoratif. Comment un soleil qui dore les faisans de la Chine et de l’Himalaya, qui irise et change en reflets métalliques les plumes des colibris et des soui-mangas, tandis que le nôtre colore en gris nos oiseaux et nos insectes, comment ce soleil qui produit toutes les matières premières servant à la teinture, les eaux et les substances qui les rendent solides, ne donnerait-il pas à l’heureux habitant de ces contrées un sentiment de la nuance qui ne peut exister chez nous ?

Les yeux font une étude involontaire, une gymnastique sous l’influence de la lumière, dont notre esprit ne se rend pas compte. Ce qu’on a tenté d’efforts depuis quarante ans pour imiter les cachemires sans réussir jamais prouve non-seulement la difficulté de l’entreprise, mais encore la mauvaise route qu’on a suivie. Malgré les machines, malgré la chimie, malgré les capitaux, ou, pour mieux dire, à cause de tout cela, nos produits restent plus inférieurs aux châles de Lahore qu’une symphonie de Mozart exécutée par l’orgue de Barbarie ne l’est à la même symphonie exécutée au Conservatoire ; car si l’orgue manque de sentiment, de finesse et de nuances, au moins n’est-il pas toujours faux, et nous n’en saurions dire autant des tissus français. Il n’y a pas deux siècles encore, ces industries de l’Orient livraient à notre consommation et à notre admiration tout ce qu’il y a de plus exquis en étoffes, en broderies, en porcelaines, laques, marqueterie, damasquinage, niellure et autres objets de luxe, car à cette époque nous n’avions pour ainsi dire pas d’industrie, et ce fut en les copiant tant bien que mal que nous avons pu nous soustraire à cet impôt. Aujourd’hui ces traditions si anciennes et si précieuses de l’industrie orientale ne sont pas même chez nous le sujet d’une étude, d’une comparaison. Les fanfarons du nouveau, peu inquiets de savoir où est le bien, où est le juste, où est le beau, en concluent que « l’unique moyen d’apprécier l’état de civilisation des peuples est de comparer les prix de leur fabrication, et que cet examen entre l’Europe et l’Orient ne permet aucune discussion sur les avantages ou les inconvéniens des découvertes modernes.