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que tu jouerais ainsi, et j’aurais un remords de t’accorder cette faveur.

Et comme le gardian insistait : — Qu’il soit donc fait selon ta volonté ! dit le propriétaire, curieux, malgré lui, de voir comment Bamboche allait s’y prendre pour dompter les farouches palusins.

— Les fers ! les fers ! cria aussitôt le jeune gardian, et, nouant sur sa tête un foulard rouge, il prit son trident et enfourcha son aïgue, qui hennit et secoua sa blanche crinière comme pour s’animer au combat.

Depuis longtemps, la foule avait quitté la lande du Brézimberg. Les taps glissaient déjà sur le sable de la plage, les grandes roues des chariots commençaient à tracer leurs sillons sur les roseaux des marais ; les piétons suivaient les quéirels d’un pas rapide, les ânes trottinaient sur la berge des canaux, les gardians tâchaient d’apaiser au milieu des pinèdes les bioulés nouvellement marqués. Escortée d’un brillant état-major, Paradette avait repris en riant les rênes de sa charrette : seuls, immobiles comme un rempart d’ébène, les taureaux, fascinés, fixaient d’un œil farouche le brasier qui se rallumait sous le souffle du vent ; mais, comme ces traînées de poudre qui s’enflamment instantanément sur tout leur parcours, la nouvelle qu’une ferrade de palusins allait être tentée par Bamboche courut soudainement sur tout le Brézimberg. Les taps interrompirent leur course, les chariots s’arrêtèrent, les piétons s’assirent ; cabaretiers, gardians, notables et sauniers, tous enfin voulurent assister à un spectacle imprévu.

Une sourde lueur, déchirant soudain les nuages, éclaira le Brézimberg. Comme s’il eût attendu ce rayon lumineux pour commencer le combat, Bamboche s’assujettit sur sa selle, prit d’une main son trident, de l’autre un fer rouge ; aiguillonnant un palusin, il le fit sortir du troupeau, et, l’ayant amené au milieu de la lande, il l’y poursuivit à outrance. Comprenant parfaitement son rôle, le cheval du gardian manœuvrait autour du taureau sans avoir besoin d’être dirigé par les rênes, ni par la voix, ni par l’éperon. Sa nature sauvage lui faisait aimer cette chasse énergique. Il voyait dans ce taureau un ennemi dont son maître voulait triompher, et avec un admirable instinct il bondissait, se cabrait ou s’arrêtait tour à tour. L’aïgue et le gardian ne semblaient faire qu’un seul être.

Lancé à fond de train, Bamboche, le trident en avant, fondit sur le taureau, l’atteignit à l’épaule et l’abattit sur le sable. D’une main il le tint ainsi immobile, tandis que de l’autre il appliquait le fer sur ses flancs. Cette manière hardie d’attaquer le taureau à cheval et de le renverser d’un coup de trident émut vivement les spectateurs. Le taureau furieux risquait d’éventrer Bamboche en se relevant,