Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 35.djvu/867

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

a le privilège de les arracher à leur torpeur habituelle, et la physionomie attristée de la ville change tout à coup quand revient l’époque des courses de taureaux.

Aigues-Mortes s’éveilla donc joyeusement un matin sous un vif soleil d’été. Les filles se firent belles, les jeunes gens se réunirent sur la grande place. De bonne heure, des chariots de toute forme défilèrent sur la chaussée en s’avançant vers les remparts. Partis à l’aurore de leurs téradous et vêtus de leurs plus beaux habits, des paysans arrivaient tumultueusement aux portes de la ville, tandis que des groupes bruyans se formaient çà et là pour attendre les retardataires. Aussi loin que l’œil pouvait s’étendre, on distinguait, comme des points noirs roulant sur le sable des landes, ces petits chars à deux roues appelés taps dans le pays, et qui sont les voitures des notables de la contrée. Chargées de femmes et d’enfans, de vieilles aiguës trottinaient sur le bord sablonneux des marais, pendant que, montés par des gardians, leurs fringans rejetons franchissaient les rozelières avec la rapidité d’une flèche. Au lieu des pèlerins estropiés ou fiévreux des Saintes-Maries, c’était une population agile et pimpante qui arrivait joyeusement dans de petits bateaux sur le canal, en chariots sur la route, ou pédestrement par la lagune.

La course était déjà commencée lorsque Manidette et Alabert arrivèrent à Aigues-Mortes. Ce n’est pas sans peine que la jeune saunière et le douanier purent se glisser entre les cabâous[1] serrés les uns contre les autres et s’installer sur une charrette occupée déjà par de nombreux spectateurs, parmi lesquels se faisait remarquer la sémillante Paradette, assise à côté d’un beau hussard tout fraîchement venu de Lunel. Plusieurs taureaux, plusieurs gardians avaient déjà paru dans l’arène ; mais Bamboche ne s’était pas montré. Le regard perçant de Manidette l’avait cependant découvert, perdu et caché volontairement au milieu de la foule. Le gardian ignorait que le Sangard eût rejoint sa manade. Humilié de ne pouvoir jouter avec son taureau favori, il se tenait à l’écart, sombre, immobile ; il regardait au lieu d’agir. Tout à coup on annonça un taureau appelé l’Enfer, bête farouche et vindicative qui était la terreur des paysans de la Camargue. Le hautbois donna le signal d’une joute. Bamboche ne put résister plus longtemps à ses instincts de dompteur. Il sauta dans l’arène, et d’unanimes applaudissemens le saluèrent. Aveuglé par la fureur, l’Enfer fondit presque aussitôt tête

  1. On entend par cabâous le matériel des mas et de toute propriété rurale, tonneaux, pressoirs, charrettes, etc. Les cabâous, disposés en barrière, servent à marquer l’enceinte du champ de course. Une seule issue est ménagée pour laisser entrer et sortir les taureaux.