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modestie de la jeune saunière, Paradette employa le tutoiement comme signe de réconciliation. — Si tu aimes les bijoux, dit-elle d’un accent radouci, il te serait bien facile d’en posséder. Je ne t’avais jamais regardée de près ; tu me parais bien plus jolie que de loin, et je suis sûre qu’il se trouverait des cameliers et même des gardians qui seraient heureux de pouvoir t’offrir de belles perles.

— Manidette rougit. — Ce n’est pas comme cela que je l’entends, dit-elle ; je ne porterai jamais que les bijoux que m’aura donnés mon travail.

— Alors, ma pauvre fille, tu pourrais bien n’en posséder que lorsque tes cheveux seront blanchis, reprit Paradette en riant, car, frêle comme tu es, tu ne peux gagner bien gros… Mais il se fait tard ; veux-tu monter dans ma carriole ? Nous irons ensemble aux Saintes-Maries, et tu verras, ajouta gravement la cabaretière, que Paradette sait respecter les idées d’une honnête fille.

Manidette hésitait. Il ne lui paraissait guère convenable de voyager avec la cabaretière. D’un autre côté, elle craignait de froisser sa susceptibilité au moment même où ses paroles méritaient une marque de confiance. Cette pensée triompha de ses scrupules, et elle consentit à faire une partie de la route avec Paradette ; mais quand on fut près des Saintes-Mariés, la jeune fille se sépara de sa nouvelle amie pour faire à pied le reste du chemin.

La ville des Saintes-Maries présentait ce jour-là un pittoresque spectacle. Bien des pèlerins arrivés de la veille campaient déjà sur le rivage, d’autres s’étaient arrangé un abri sous les remparts, quelques-uns, comme dans une demeure ambulante, s’étaient installés dans leur charrette sur la place même de la ville. Transportées des bords de l’étang de Valcarès aux Saintes-Maries, les tentes de quelques pêcheurs blanchissaient sur une aire voisine de l’église. À travers les fentes de la toile déchirée se voyait une pauvre petite famille rachitique qui attendait des saintes la santé et la force. Non loin de là, des gitanos déguenillés, au teint bronzé, aux cheveux crépus, s’emparaient d’un petit coin du sol pour y planter leur marmite, unique bien de cette peuplade nomade, tandis que le cri aigu et lamentable d’un avorton à demi caché par des lambeaux de couverture annonçait que le rétablissement d’un pauvre estropié était le but du voyage. Monté sur un reste de rempart, un saunier maigre et pâle tremblait au soleil, pendant que, rouge et haletante, sa femme suait à grosses gouttes à l’ombre de son chapeau de feutre. Tous deux, dans une période bien différente de la fièvre, psalmodiaient par avance le cantique qu’ils devaient entonner dans l’église. Jaunis, racornis, sans cheveux et sans dents, quelques vieux douaniers, courbés sur un bâton, erraient dans les rues en attendant le moment favorable pour demander aux saintes la guérison de leur sciatique.