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— Tiens, voilà la saunière au châle vert ! s’écria en ce moment même Paradette. Elle est si maigrelette qu’elle disparaît sous ce fichu comme un moustique sous une feuille.

Elle allait continuer sur ce ton, mais Bamboche l’interrompit. — Tu sais bien, lui dit-il gravement, que je n’aime pas qu’on plaisante les honnêtes filles ; celle que j’ai sauvée le matin ne doit pas être raillée le soir sous mes yeux.

Manidette remercia le gardian par un regard expressif et s’éloigna tristement, appuyée sur le bras d’Alabert. Depuis ce jour, Manidette resta pensive. Élevée dans une atmosphère sereine, ne comprenant le bonheur que dans le calme et l’ordre, elle se demandait quel charme singulier pouvait exercer sur elle une nature impétueuse et violente comme celle du gardian. Elle s’efforçait de l’oublier, et regardait son amour comme un crime. Trop sensée pour ne pas apprécier tous les obstacles qui la séparaient de Bamboche, elle se disait d’ailleurs que jamais, petite, grêle et pâle comme elle était, elle ne saurait plaire à ce rude enfant du désert, et pour la première fois elle regretta que la Providence ne lui eût pas donné une beauté fraîche et puissante comme celle de Paradette.

Un matin pourtant, Manidette reprit gaiement sa place à la croisée ; son aiguille ne s’arrêta plus dans ses doigts ; un doux sourire revint animer ses lèvres. Berzile et Caroubie, qui l’avaient crue souffrante de l’effroi causé par l’attaque du taureau le jour de la muselade, rendaient grâce au ciel de son rétablissement, tandis que, persuadé que la raison avait enfin triomphé d’un amour dont il avait mesuré les progrès avec une jalouse sollicitude, Alabert ne se possédait pas de joie. Seule, la vieille Fennète hocha la tête. — La santé de l’âme est comraeteelle du corps, dit-elle ; lorsqu’on fait mystère, du remède en même temps que de la maladie, c’est qu’il se passe quelque chose de grave.

Fennète ne se trompait pas. Ayant compris que l’amour s’allume, grandit et s’éteint dans le cœur sans que la volonté puisse jamais en alimenter ni en modérer la flamme, Manidette venait de se résigner à accepter franchement celui que le gardian avait fait naître dans son cœur. Seulement elle l’acceptait sans espoir de mariage. Elle se traçait courageusement une vie d’abnégation, et retrouvait dans cette résolution même le calme de son esprit et la quiétude de son âme. Désireuse de sanctifier sa passion par un de ces actes qui, pour les âmes pieuses, sont d’indissolubles liens, Manidette avait résolu d’aller jurer fidélité au gardian sur l’autel des Saintes-Mariés.

La tradition prétend que, chassées par les Juifs après le crucifiement de Jésus, Marie Salomé, Marie Jacobé et Marie-Madeleine, montées sur une mauvaise barque, traversèrent, la mer, et vinrent aborder en Camargue, à l’embouchure du Rhône. Madeleine alla