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— Ah ! merci ! s’écria-t-elle en le posant bien vite sur la bouche de son enfant. Dis à la Vierge que tu souffres et prie-la bien, murmura-t-elle en se penchant vers Manidette ; elle t’écoutera si tu sais parler à son oreille.

L’enfant répéta d’une voix faible les mots prononcés par sa mère, tandis que le contact de la nacre fraîche et polie rendait un peu de fraîcheur à ses lèvres brûlantes. Caroubie reprit la coquille, et la porta à l’oreille de l’enfant. Personne n’ignore l’espèce de murmure confus qui s’élève d’un coquillage lorsqu’on l’applique contre l’oreille. La fièvre de la pauvre enfant accrut beaucoup ce bruit, et, comme bercée par les sons mystérieux qu’elle entendait, Manidette s’endormit doucement. Sa mère tenait toujours le coquillage sur sa petite oreille chaude et veloutée. Hissés sur la pointe du pied, Berzile, Alabert et Fennète s’approchaient avec précaution pour tâcher de lire sur le visage de la jeune malade la réponse de la Vierge. Le sommeil de l’enfant se prolongea, ses nerfs se détendirent peu à peu, sa tête alourdie se dégagea, et au réveil on la vit sourire, puis se mettre à jouer avec sa belle coquille rose. Les souhaits de la pauvre famille venaient d’être exaucés : l’enfant était hors de danger, et chacun s’agenouilla pour remercier la madone.

Le salin, qui avait rapidement prospéré par les soins de Berzile, occupait trop le mari et la femme pour qu’ils pussent jamais quitter le Sansouïre. Affaiblie par son grand âge, Fennète se traînait péniblement et n’abandonnait plus guère la salle basse où d’une main tremblante elle tenait encore le sceptre du ménage ; c’était donc Alabert qui promenait Manidette au bord de la mer pour chercher des coquilles, au fond des pinèdes pour cueillir des bruyères, ou sur la lande pour tâcher de trouver des cailloux ronds et polis. Il lui apprit à lire, à écrire, à compter, tout ce qu’il savait enfin. Quand elle eut douze ans, il la conduisit chaque semaine aux Saintes-Mariés pour y entendre le catéchisme.

Ce fut sous l’égide de cette calme et pure tendresse que Manidette grandit doucement. Dans les campagnes, l’amour d’un homme de trente-cinq ou quarante ans pour une jeune fille de quinze paraîtrait une dérision. « Il serait son père » est un argument sans réplique. Les sauniers continuèrent donc à laisser en toute sécurité leur fille sous la garde d’Alabert. Le douanier avait d’abord suivi avec un intérêt tout paternel le développement de Manidette, qui d’enfant joyeuse et insouciante était devenue peu à peu une jeune fille modeste et réfléchie. Il avait espéré l’aimer comme une sœur. Un jour vint cependant où cette illusion ne lui fut plus permise, et il soupira profondément en se demandant où aboutirait son amour. Manidette le regardait comme un second père : la demander en mariage, c’était se couvrir de ridicule. Qu’étaient devenus les doux momens où,