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de Tocqueville porte à chaque page l’expression poignante, éloquente, alors que, témoin des défaillances et des égaremens de la démocratie, il s’accusait « d’une grande et profonde tristesse, d’une de ces tristesses sans remède parce que, bien qu’on en souffre, on ne voudrait pas en guérir,… la tristesse que me donne une vue claire de mon temps et de mon pays. »

Ennemi du désespoir, j’aime cette tristesse, je la comprends, je la conseille ; oserai-je dire que je la partage ? Elle se concilie très bien avec un énergique désir de lutter contre le mal et de préparer à la démocratie un avenir meilleur que le sort qu’elle a fait jusqu’ici à la société française. Après cette espèce d’hébétement, créé dans la plupart des âmes en France par la terreur du socialisme, je ne sais rien de pire que cette étrange indolence dans laquelle les classes qui devraient être éclairées attendent les faits à venir sans se soucier de les prévoir, ni de les régler, toutes prêtes à recevoir de l’imprévu l’inconnu.

La démocratie, en désignant ainsi la partie la plus démocratique de la société, est plus active, si elle n’est pas plus-prévoyante. Au jugement d’observateurs très éclairés, il s’opère dans le sein des classes les plus laborieuses un mouvement continu qui, si l’on ne veut pas l’appeler progrès, se résout cependant en un accroissement sensible de besoins, de jouissances, d’exigences, de ressources. Leurs opinions, leurs sentimens, leurs mœurs, leurs travaux, leurs salaires se modifient. Quand le bien et le mal se mêleraient dans cette transformation en proportions égales, quand surtout le mal dominerait, ce ne serait pas une raison pour laisser les choses suivre leur cours sans l’observer, sans se demander où il conduit, et l’inertie morale de tout ce qui est en dehors de cette sphère d’action ne saurait être justifiée. J’étonnerais plus d’un lecteur, si je disais quel juge éminent, visitant, il y a quelques années, une de nos grandes villes industrielles, et frappé du progrès de la population ouvrière, a dit aux hommes des classes moyennes et conservatrices cette parole sévère : « Tout a marché ici, excepté vous. » Il y a déjà longtemps que la timidité ou la paresse nous endort sur le bord de ce fleuve qui coule en murmurant à côté de nous. Ce sommeil est à mes yeux une des principales causes des dangers que nous avons courus depuis trente ans. Cette aristocratique Angleterre, qu’on prétend si égoïste et si hautaine, est tout autrement préoccupée de la condition morale et matérielle du plus grand nombre. Point de session du parlement qui n’atteste un juste soin d’éviter ou de transformer le gouvernement de la démocratie, en acceptant son influence ou en régularisant son action.

Tout étant dit sur l’importance de la question, il y a trois solutions