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dans cette introduction, avait marqué assez nettement son aversion pour les doctrines qui, détruisant la liberté de Dieu, suppriment aussi la liberté humaine ; mais il avait cru devoir rassembler toutes ses forces avant de se mesurer avec un adversaire comme Spinoza. Pénétrer jusqu’à l’âme de son système, en mettre à nu les principes, en démasquer les conséquences, c’était déjà une première réfutation implicite qui en promettait une autre plus décisive encore. D’ailleurs la question du panthéisme n’offrait pas alors cet intérêt d’urgence qu’elle a malheureusement acquis depuis une douzaine d’années ; s’il y avait des panthéistes en ce temps-là, ils n’étaient point protégés comme les nôtres par l’éclat du talent, c’étaient des rêveurs confus, peu nombreux, ignorés de la foule, et qui ne trouvaient pas encore une sorte d’encouragement dans les défaillances de la pensée publique. Clairvoyant autant que modeste, le traducteur de Spinoza continuait en silence à ceindre ses reins pour la lutte, et c’est ainsi qu’à l’heure du péril il s’est trouvé prêt dès le premier appel.

Le chapitre consacré à Spinoza dans l’Essai de Philosophie religieuse et l’introduction nouvelle qui précède aujourd’hui la traduction de ses Œuvres complètes sont le produit de ces fortes méditations de M. Émile Saisset. On ne lui reprochera pas d’affaiblir les argumens des panthéistes pour en triompher plus aisément. Spinoza lui-même est devant nous ; c’est lui qui nous parle, c’est lui qui nous enseigne la géométrie de l’infini, qui déroule à nos yeux l’immensité des mondes, et qui partout, dans l’univers qu’aperçoivent nos sens comme dans ces autres univers sans nombre que notre esprit ne peut pas même soupçonner, nous montre l’évolution prodigieuse de l’unique et éternelle substance. Il ne faut pas qu’il y ait ici de méprise, ni que le panthéisme puisse se plaindre orgueilleusement d’avoir vu ses magnificences méconnues par nos pensées étroites ; la loyale impartialité de M. Saisset ne dissimule aucun des avantages de l’ennemi. Ce n’est point assez de raconter avec respect la vie de Spinoza, d’honorer sa vertu, son humilité, son courage, sa piété profonde, son détachement de toutes les choses terrestres, et d’avouer que le panthéisme peut aussi avoir ses saints. Il y a longtemps que les esprits élevés savent admirer la pureté de cette belle âme, tout en repoussant le joug de son effrayant génie. Une chose plus difficile, c’est de découvrir les grandes inspirations morales que contient son système, d’y reconnaître d’admirables fragmens de vérité, de proclamer même les services qu’il a pu rendre. M. Saisset ne manque pas à ce devoir ; mais aussi, quand il a rassemblé les plus belles pensées du philosophe de Rotterdam, avec quelle autorité il lui en demande les principes et lui en démontre