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à Bologne une bonne maison, qui ne le préserve pas de la mélancolie. Il paraît regretter son esclavage, comme il regrettait jadis sa liberté. » Un voyageur allemand, Keyssler, qui visita l’Italie dans les premières années de la carrière de Farinelli, dit de ce grand virtuose : « De tous les chanteurs italiens de nos jours, il n’en existe aucun qui, pour l’habileté de la vocalisation et la beauté de la voix, puisse rivaliser avec Farinelli. Il possède, sans effort, vingt-trois notes d’étendue. Personne ne se rappelle avoir rien entendu de semblable. On est persuadé qu’il a été favorisé par la vierge Marie, pour qui sa mère avait une dévotion particulière. »

Parmi les grands personnages qui vinrent visiter Farinelli dans sa somptueuse retraite de Bologne, il faut citer l’électrice de Saxe. C’était en 1772. Après un grand déjeuner qu’il donna à la princesse, Farinelli se mit au clavecin, et chanta d’une voix qui n’était plus jeune un air de sa composition. « J’assistais à l’exécution, dit Casanova dans ses mémoires, et je vis, non sans quelque surprise, l’électrice enchantée se précipiter dans les bras du virtuose en s’écriant avec exaltation : Je mourrai contente désormais, puisque j’ai eu le bonheur de vous entendre. » Ce drôle de Casanova, dont les volumineux mémoires sont un des livres les plus curieux qu’on puisse consulter sur les mœurs de l’Europe au XVIIIe siècle, raconte une anecdote, sur Farinelli dont ne parle aucun des nombreux biographes du célèbre sopraniste. Farinelli avait un frère, Richard Broschi, qui fut un compositeur de quelque talent. Il avait écrit pour le virtuose un air devenu célèbre, Son qual nave, que Farinelli fit admirer de toute l’Europe. Le grand chanteur avait adopté un fils de son frère Richard ; il l’avait marié à une personne de bonne maison, et le jeune couple vivait avec lui dans son palais. Farinelli, qui avait inspiré dans sa vie des sentimens qui peuvent nous paraître étranges, mais que l’histoire des sopranistes a consignés dans ses annales secrètes, s’éprit à un âge fort avancé d’une belle passion, c’est le cas de s’exprimer ainsi, pour les charmes de sa nièce. La nièce accueillit assez mal les soupirs de son oncle illustre. Il avait beau lui chanter d’une voix chevrotante Pallido è il sole et Per questo dolce amplesso, ces deux fameux airs de Hasse, qui avaient attendri Philippe V : la nièce se montra insensible, et n’eut pas besoin de se boucher les oreilles pour rester fidèle à son mari. Furieux du dédain qu’il inspirait, dit Casanova, Farinelli prit une détermination peu digne de son caractère : il fit voyager son neveu, et claquemura sa jeune épouse dans son appartement pour l’avoir constamment sous les yeux. Cette passion malheureuse empoisonna les dernières années de la vie du grand chanteur. Il mourut dans son palais, près de Bologne, le 15 juillet 1782, âgé de soixante-dix-sept ans.

La vie de Farinelli a été racontée par un grand nombre de biographes dans presque toutes les langues de l’Europe. Le théâtre, le roman, se sont emparés de son nom et en ont fait le sujet de fictions plus ou moins heureuses. Tout le monde connaît en France le petit opéra de Gaveaux, le Bouffe et le Tailleur, bâti sur une anecdote de la vie du sopraniste que nous avons racontée. Indépendamment du charmant opéra-comique, la Part du Diable, dont Farinelli est le héros, Scribe a publié un roman sous le titre de Carlo Broschi, où il a introduit le fait curieux de la passion tardive de Farinelli pour la femme de son neveu. Une vie de Farinelli, par le père Sacchi,