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Cette première faute de Descartes en entraînera de plus graves. Abusé par les procédés de l’esprit géométrique, il finira par détruire l’activité de notre principe spirituel. Cette âme de l’homme, si libre, si riche, ne sera plus qu’un concept abstrait au lieu d’une force vive, et quel concept ? Une chose pensante, dit-il, res cogitans, de même que la nature entière se réduira pour lui, dans sa physique, au concept de chose étendue, res extensa. Le monde de Descartes est donc un monde abstrait, logique, géométrique, bien différent de ce riche univers où se déploient tant de germes variés, tant d’énergies fécondes, et si le grand philosophe n’a pas appauvri l’âme aussi complétement que la nature extérieure, cette heureuse contradiction n’arrêtera pas les logiciens plus rigoureux, mais moins sages, qui pourront s’emparer un jour de ses principes. Spinoza n’est pas loin. Descartes définit le corps une collection des modalités de l’étendue ; Spinoza définira l’âme une collection des modalités de la pensée. C’est la brèche par où le panthéisme entrera dans les constructions sublimes de Descartes. Et qui a fait cette brèche ? Descartes lui-même en méconnaissant le caractère de la volonté. L’homme n’est pas seulement une pensée, c’est une force libre, c’est une âme qui veut, qui se décide, qui agit, qui est responsable de ses actes. Descartes le sait bien, lui qui dans sa carrière philosophique a déployé une si généreuse initiative, mais la méthode abstraite dont il est dupe a fini par effacer dans ses ouvrages cette liberté dont il a été parmi nous un des révélateurs : grand exemple des suites funestes que peuvent entraîner une fausse méthode et une erreur psychologique chez le génie même le plus lumineux et le plus ferme. N’oublions pas toutefois que ce noble maître est assez riche pour réparer les torts qu’il a causés. Quand les doctrines du panthéisme naîtront un jour de son école, ce sera lui néanmoins, ce sera le vivant esprit de son système qui fournira jusqu’à nos jours les plus solides moyens de réfuter ces folies. Si M. Saisset, dans cette neuve et vigoureuse critique des erreurs de Descartes, prépare déjà ses armes contre Spinoza, à qui doit-il cette précision de pensée, cette force de raisonnement, cet amour des réalités spirituelles que poursuit le métaphysicien ? Il les doit au premier Descartes, au Descartes du Discours de la méthode, à celui qui, développant les richesses du cogito ergo sum, a été le fondateur et est demeuré le maître du spiritualisme français.

Parmi les disciples de Descartes, deux génies originaux vont mettre en pleine lumière les périlleuses tendances de son système. Il n’y avait chez Descartes que des germes de panthéisme, mais ces germes existaient si bien que deux grands esprits, animés d’inspirations tout opposées, absolument différens par la race, le caractère, la re-