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réveiller les esprits du malade, à qui elle mesurait jusqu’aux plaisirs de l’hymen. Lorsque Philippe entendit les premiers sons de cette voix suave et limpide de Farinelli, il parut étonné comme s’il se réveillait d’un rêve pénible et voulut voir de plus près celui auquel il devait un si doux ravissement. Le roi fit à Farinelli les complimens les plus chaleureux et lui demanda quelle récompense il voulait pour lui avoir procuré un si grand bonheur. L’artiste, qui était sans doute instruit de la réponse qu’il avait à faire, dit au roi qu’il le priait de sortir de son appartement, de prendre soin de sa personne et de s’occuper des intérêts de ses états. On assure que Philippe prit l’avis de Farinelli en bonne part, qu’il secoua les vapeurs qui pesaient sur son cerveau et qu’il se mit à présider le conseil de ses ministres, où il n’avait pas paru depuis longtemps. Farinelli fut donc auprès du roi d’Espagne Philippe V ce qu’avait été le jeune David auprès du vieux roi Saül : un médecin de l’âme, un enchanteur qui par quelques sons mélodieux, rappelait à la vie un esprit égaré.

Elisabeth Farnèse était une femme trop habile et trop intéressée à diriger la volonté de son époux pour ne pas comprendre tout le parti qu’elle pouvait tirer de l’admirable talent de Farinelli. Elle lui fit proposer de se fixer à Madrid en lui assurant 50,000 francs par an, à la condition qu’il ne chanterait jamais qu’à la cour et devant le roi. Farinelli accepta les conditions que lui faisait la reine, et pendant dix ans que vécut encore Philippe V, il chanta chaque soir quatre morceaux, parmi lesquels il y avait deux airs de Hasse : Pallido è il sole et Per questo dolce amplesso. Je ne veux pas oublier de dire que la reine Elisabeth, qui protégea Farinelli, avait inspiré dans sa jeunesse, à Parme, une vive passion à un compositeur exquis de son temps, à Astorga, dont la vie aventureuse est un vrai roman.

Sous Ferdinand VI, fils et successeur de Philippe V, qui avait hérité de la tristesse et de l’indolence de son père, la fortune et le crédit de Farinelli reçurent un plus grand accroissement encore. Après une scène tout à fait semblable à celle qui s’était passée dans les appartemens du petit-fils de Louis XIV, où le merveilleux sopraniste renouvela sur l’esprit troublé de Ferdinand VI le miracle qu’il avait opéré sur le père, Farinelli fut décoré à l’instant même de l’ordre de Calatrava et comblé des plus éclatantes faveurs. Nommé intendant des plaisirs et des spectacles de la cour, Farinelli fit établir un théâtre au palais de Buen-Retiro, où il fit entendre successivement les plus grands artistes de l’Italie. Comme cela arrive dans toutes les monarchies absolues où l’homme, même subalterne, qui approche familièrement le roi acquiert une grande importance, Farinelli, qui charmait les loisirs et soulageait la tristesse de Ferdinand VI, devint un favori puissant, une sorte de personnage quasi politique avec lequel les ambassadeurs et les ministres ne dédaignaient pas de compter. Le virtuose usa de son crédit extraordinaire avec une grande modération ; il fut humain, serviable, et sut être puissant en restant modeste. Un jour qu’il traversait les antichambres pour se rendre dans l’appartement du roi, où il avait le droit de pénétrer à toute heure, il entendit un officier des gardes qui disait à un autre : « Les honneurs pleuvent sur cet histrion, et moi qui sers depuis trente ans, je ne puis obtenir d’avancement. » — Farinelli passa outre sans paraître blessé de la remarque injurieuse de l’officier, mais en sortant de chez le roi il alla