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et plus expressifs. » La leçon de l’empereur Charles VI, qui est de tous les temps et de tous les arts, acheva d’opérer dans Farinelli la transformation qu’avaient déjà commencée les conseils et l’exemple de Bernachi. C’est depuis lors que Farinelli est devenu le chanteur pathétique et touchant qu’on a admiré à Londres et à la cour d’Espagne.

C’est en 1734 que Farinelli, riche, célèbre et comblé de toute sorte de faveurs, quitta la péninsule italienne pour se rendre en Angleterre. Londres était alors, comme cette ville l’a toujours été depuis, le rendez-vous, le marché, pourrait-on dire, des virtuoses et des musiciens de l’Italie. Deux théâtres où l’on jouait l’opéra italien se disputaient la faveur du public. L’un était dirigé par Handel, qui y faisait exécuter ses propres ouvrages ; l’autre était sous l’influence de ses adversaires, car ce grand musicien, qui n’était pas d’un caractère facile, s’était aliéné toute la haute aristocratie du parti hostile à la cour, dont Handel était, le protégé. Porpora avait été mandé à Londres pour diriger ce second théâtre d’opéra italien qu’on voulait opposer à celui du grand maître saxon. Malgré la désertion de Senesino, célèbre contraltiste, qui s’était brouillé avec Handel, celui-ci, grâce à son génie, soutenait la lutte avec avantage. C’est alors que Porpora eut l’idée de faire engager son ancien élève Farinelli et d’opposer un virtuose incomparable aux chefs-d’œuvre de son rival, Farinelli débuta à Londres dans un opéra de liasse, Artaxercès, où il fit intercaler un air qu’avait composé pour lui son frère Richard Broschi. Ce morceau à tiroir, un de ceux qu’on appelait alors très justement aria di baule, air de voyage, parce que les virtuoses célèbres en avaient toujours leurs malles pleines, commençait par un effet de son soutenu semblable à celui qui avait fait le succès de Farinelli à Rome dans sa lutte contre le trompettiste allemand. Le public anglais, qui n’avait jamais rien entendu de semblable, éclata en transports d’enthousiasme qui durèrent pendant toute la représentation. À cette voix admirable, d’une étendue de plus de deux octaves, conduite avec un art suprême, à cette longue respiration qui permettait au chanteur de prolonger indéfiniment une note limpide ou émue, éclatante ou voilée, et de lui communiquer toutes les pulsations de la vie, tout le monde fut ébloui, et un amateur s’écria : « Il n’y a qu’un Dieu et qu’un Farinelli ! »

L’immense succès de Farinelli fit la fortune du théâtre que dirigeait Porpora et ruina le grand musicien que l’Angleterre avait adopté. C’est en partie à ce revers de l’entreprise de Handel que l’on doit la création des beaux oratorios qui sont aujourd’hui le vrai titre de sa gloire. Farinelli devint l’idole de la haute société de Londres. Admis à la cour, il y chanta plusieurs fois accompagné au clavecin par la fille du roi. Comblé de cadeaux, de chaînes, de bijoux, de tabatières enrichies de diamans, Farinelli gagna dans l’espace de trois ans jusqu’à cent vingt-cinq mille francs, somme considérable pour l’époque. Que les temps sont changés ! Il n’y a pas aujourd’hui de fils de jardinier, il n’y a pas de tonnelier ou de perruquier doué d’une voix de ténor quelconque, qui, après avoir été un peu débarbouillé par le premier professeur de chant venu, ne gagne 100,000 francs par an pour venir crier sur un théâtre les cinq ou six rôles qu’on lui a serinés. Pour un véritable et grand artiste comme M. Duprez, qui a été élevé dans le temple