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extraordinaire qu’avait soulevé dans la salle la bravoure prestigieuse de Farinelli, Bernachi reprit modestement le motif déjà entendu, l’exposa avec goût, sans le moindre artifice, et lui imprima un tel cachet de simplicité et de sentiment que son jeune rival en fut ému lui-même. Le public se prononça en faveur de Bernachi, et Farinelli, loin de se trouver humilié de cette victoire, s’avoua vaincu : il demanda des conseils à Bernachi pendant tout le temps qu’il passa à Bologne. J’ai assisté à une lutte semblable au Théâtre-Italien de Paris. C’était à une représentation de la Semiramide de Rossini : Mme Pisaroni chantait le rôle d’Arsace, et Mme Malibran représentait Semiramide avec toute la fougue de la jeunesse et les intempérances du génie. Le fameux duo du second acte, — Ebben a te ferisci, — était commencé, et Mme Malibran avait accumulé sur la phrase éclatante de l’allegro toutes les hardiesses d’une vocalisation incomparable. La Pisaroni, qui n’était rien moins que belle, reprit à son tour le motif de la réponse :

Or che il ciel ti rende il flglio
Dei sperar nel suo favor,


avec une telle largeur de style et un accent si pathétique, que le public comprit la leçon, et une voix s’éleva du parterre en s’écriant : Questo è il vero canto ! — voilà la vraie manière de chanter ! — Je n’oublierai jamais la figure de la Malibran pendant cette leçon indirecte qui lui fut donnée par une cantatrice supérieure, qu’elle a égalée depuis sans jamais la dépasser.

Farinelli parcourut de nouveau l’Italie, chantant tour à tour à Rome, Naples, Parme, Venise, qu’il visita plusieurs fois, et où il eut l’occasion de se mesurer avec les virtuoses les plus habiles de l’époque, tels que le sopraniste Gizzi, la Cuzzoni et la Faustina, qu’il devait retrouver à Londres quelques années plus tard En 1731, Farinelli se rendit à Vienne. C’était la troisième fois qu’il visitait cette grande ville de l’Allemagne, l’un des points de l’Europe où la musique et l’opéra italiens étaient le plus vivement appréciés. L’empereur Charles VI, qui régnait alors et qui fut le père de Marie-Thérèse, était un connaisseur, un amateur distingué, comme l’avaient été ses prédécesseurs Léopold et Joseph Ier. Élève de Fuchs, vieux maître de chapelle de la cour, à qui l’on doit un traité de composition qui n’est pas oublié[1], l’empereur Charles VI jouait lui-même du clavecin avec beaucoup de facilité. À l’époque de son couronnement comme roi de Bohême, il avait réuni dans la ville de Prague près de trois cents musiciens, tant chanteurs qu’instrumentistes, venus de tous les côtés de l’Allemagne et de l’Italie pour exécuter un grand opéra de Fuchs, Costanza e Fortezza. Un jour que Charles VI accompagnait au clavecin un morceau que lui chantait Farinelli, il fut étonné du luxe de trilles, d’appoggiatures et de gammes interminables dont le virtuose chargeait son style. « Pourquoi, lui dit le souverain avec calme, après avoir rendu justice à sa merveilleuse exécution, pourquoi prodiguez-vous ces ornemens qui défigurent la pensée du maître, et qui n’excitent que la surprise des sens ? Il serait plus digne de votre talent et de l’art que vous cultivez de produire l’émotion par des moyens plus simples

  1. Gradus ad Parnassum, sive manuductio ad compositionem musicœ regularum.