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en lui-même, parti de l’observation de sa conscience, le philosophe nous conduit, par une suite de démarches aussi sûres que hardies, jusqu’au Dieu créateur du monde, et nous apprend à nous prosterner devant lui dans un transport d’adoration joyeuse. Comment s’étonner que Malebranche, Fénelon, Bossuet lui-même, se soient estimés heureux d’avoir rencontré un tel maître ? Et cependant M. Saisset ne craint pas de le dire, quand on examine les vues particulières de Descartes sur les rapports du Créateur avec le monde et l’humanité, quand on suit le développement de ses idées sur ce grand sujet et qu’on veut se rendre compte des modifications qu’elles ont subies depuis le premier de ses ouvrages jusqu’au dernier, on s’aperçoit bien vite que ce système, si fortement lié en apparence, présente un véritable conflit de principes et de sentimens contraires. Il y a deux méthodes chez Descartes, la méthode psychologique, qui poursuit les choses concrètes, les réalités vivantes, et la méthode géométrique, uniquement occupée de conceptions abstraites. Appliquer les procédés de la démonstration géométrique à ce Dieu qui est l’être des êtres et à cette âme humaine qu’il anime de son souffle, c’est quitter le monde réel, le monde de la vie et de l’action, pour un domaine sans réalité, où nul fait, nul signe ne pourra ramener dans le droit chemin le penseur qui s’égare. Or l’esprit géométrique a été le mauvais génie de Descartes. Après avoir commencé avec tant de bonheur par la logique vivante, il l’abandonne pour la logique abstraite. Du Discours de la méthode aux Méditations et des Méditations aux Principes, M. Saisset nous fait toucher du doigt cette transformation, dont les conséquences furent si fâcheuses. À l’analyse de la conscience, à l’observation pénétrante et féconde des élémens que nous portons en nous-mêmes, succèdent des raisonnemens a priori, des argumentations ingénieuses et stériles. Quand Descartes disait : Je pense, donc je suis, il saisissait hardiment le principe de notre être, et une fois en possession de la vie, il en déroulait les trésors. Ce vivant principe, si nettement établi dans le Discours de la méthode, commence à se dénaturer dans les Méditations sous l’influence de l’esprit géométrique, et bientôt enfin, dans les Principes, au lieu d’être une intuition directe de la réalité, ce n’est plus autre chose que la conclusion d’un syllogisme. « Voilà donc, s’écrie le ferme critique, cette grande et simple philosophie changée, ou, pour mieux dire, voilà son esprit étouffé et disparu ! Pour établir l’existence du moi, il nous faut un syllogisme ; pour l’existence de Dieu, des syllogismes ; enfin, pour s’assurer de l’existence des corps, encore des syllogismes : géométrie impuissante ! stérile entassement d’abstractions, incapables de donner un atome de réalité, de mouvement et de vie ! »