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avant d’avoir accompli toute leur destinée, n’ont pas seulement droit à une affectueuse indulgence ; elles ont un charme mélancolique qui manque aux existences plus complètes et aux génies plus robustes, le charme de ce qui reste inachevé, de ce qui ouvre un champ aux conjectures, de ce qui ne se révèle à nous que par les heures de soleil et s’enfuit avant celles du déclin. Un auteur moderne a comparé les amours tranchées dans leur fleur à ces beaux ; enfans que l’on a perdus presque au berceau, et dont on n’a connu que les sourires. Il y a quelque chose d’analogue dans le sentiment que nous laissent les écrivains, les poètes qui n’ont pas eu le temps de vieillir et qu’une mort prématurée maintient jeunes dans notre souvenir. S’ils ont contribué à rendre ce dénoûment plus prompt et plus poignant, s’ils n’ont pas suivi les conseils d’une prévoyante sagesse, s’ils ont trop vécu en dehors de la loi commune, ce tort ou ce malheur excite plus de compassion que de blâme. Les raisons ne manquent pas pour amnistier ces imaginations qui, en s’égarant peut-être, ont su rester inoffensives et n’ont fait d’autres victimes qu’elles-mêmes. On pense à des esprits plus superbes dont les écarts ont coûté plus cher à leur pays ou à leur temps ; on se souvient que soi-même, sans avoir l’excuse du talent, on a passé souvent bien près de ces maladies de l’âme dont nous ne sommes pas tous morts, mais dont nous avons tous été frappés ; on se demande si la poésie, chez quelques-uns de ses élus, ne serait pas une sorte d’infirmité brillante qui les force de gaspiller les trésors qu’ils ont reçus. S’il faut absolument donner contre eux gain de cause à la raison et à la morale, on s’en prend à tout plutôt qu’à eux-mêmes, — à leur siècle, à leur éducation, à leurs flatteurs, a l’air qu’ils ont respiré, à nous qui avions fait d’eux nos enfans gâtés. Ils ont été et ils demeurent cette chose légère, ailée et sacrée, dont parle Platon ; nous aimons à confondre dans un même sentiment leur vie si courte et leur fin si triste, leurs souffrances et leurs fautes, leur œuvre interrompue et les bonnes heures qu’ils nous ont données. Il serait plus rigide que nous n’avons le droit de l’être, celui que de pareilles images trouveraient inflexible ; mais qu’ils sont mal inspirés ceux qui enflent le ton, dressent un piédestal et tentent une apothéose, là où une simple et tendre sympathie serait si douce à pratiquer, si facile à obtenir !


ARMAND DE PONTMARTTN,