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travail et le lui rendait à la longue impossible. Ainsi tout, dans cette hygiène intellectuelle et morale, concourait à fatiguer ce cerveau et à troubler cette vie.

Ceci nous mène à la question d’argent : il n’y a pas d’indiscrétion à en dire quelques mots, puisque l’on ne pouvait passer cinq minutes avec Murger sans qu’il vous en parlât avec une expansion naïve et affligeante. Nous savons tout ce que cette question a de délicat, tout ce qu’elle pourrait avoir d’odieux, si l’on paraissait oublier à quel point sont sacrées la pauvreté et la mort. Qu’on y prenne garde pourtant : il y a deux sortes de pauvreté, la bonne et la mauvaise. Tout homme de cœur doit s’incliner avec respect devant cette pauvreté laborieuse, austère compagne de tout ce que le corps et l’esprit peuvent faire d’utile et de beau, noble sœur du talent et du travail, dont les chastes caresses exaltent l’un et fécondent l’autre ; mais il peut y avoir aussi une pauvreté moins respectable : c’est celle qui se fait avec du désordre, qui se compose de besoins artificiels à satisfaire plutôt que de privations courageusement subies. Or, dans les mœurs de cette littérature qui a si bruyamment réclamé Murger comme sien, on affecte sans cesse de confondre ce qui ne se ressemble guère : on revendique pour la fausse pauvreté les mêmes hommages que pour la vraie. On traite d’esprit vulgaire ou méchant, de bourgeois à préjugés, d’égoïste corrompu ou hébété par la vie commode et opulente, quiconque se permet de déplorer ces existences organisées ou désorganisées de manière à rompre constamment l’équilibre entre le doit et l’avoir, et à faire en certains momens de la question pécuniaire la préoccupation dominante d’une intelligence appelée à d’autres pensées. On néglige de se demander si ces bourgeois, ces riches que l’on accuse d’être sans pitié et sans entrailles pour le talent pauvre, ne sont pas bien souvent des gens dont toute la richesse consiste a régler leur dépense d’après leurs ressources. C’est un paradoxe assez bizarre que celui qui affiche un dédain superbe pour les réalités de la vie, et qui finit par s’en rendre esclave. Le mépris des biens de ce monde est, depuis Sénèque, un sentiment très philosophique et très honorable, mais à la condition de les mépriser franchement et de s’en passer, et non pas d’y songer nuit et jour pour en pleurer l’absence comme un amant pleure sa maîtresse, non pas surtout de faire de cette pauvreté volontaire, déclarée, orgueilleuse, portée haut comme un drapeau ou une enseigne, un point de mire pour des séductions funestes à la liberté et à la dignité des lettres. Remarquez en effet que ces Spartiates, ces fantaisistes du brouet noir, ces libres et sauvages enfans du hasard, indociles à toute règle, à qui il ne faut pour vivre, comme à l’oiseau du ciel, que la goutte d’eau et le brin d’herbe,