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mentionner ; chez Rousseau et d’Alembert par exemple, le berceau, le début, certains détails de l’existence étaient bohèmes ; le génie ne l’était pas : lorsqu’ils écrivaient, l’un le Contrat social ou l’Émile, l’autre la préface de l’Encyclopédie, ils rentraient de plain-pied et de plein droit dans la grande famille humaine, dans la société tout entière, prompte à applaudir l’éloquence de l’un et la science de l’autre. Et que dire des immortels poètes dont les noms, rapprochés de ceux qui les invoquent comme leurs patrons, semblent une accablante ironie ? Qu’importe que celui-ci mendiât de ville en ville, que celui-là eût gardé les chevaux à la porte des théâtres, que le troisième promenât sa troupe nomade et jouât la comédie dans des granges ? Leur œuvre en a-t-elle été moins grande ? N’y a-t-il pas toute une réponse dans ce contraste même de leur néant et de leur misère avec la beauté de leurs ouvrages et la splendeur de leur génie ? Trouve-t-on une trace de la Bohême dans les douleurs de Priam, dans la colère d’Achille, dans les plaintes du roi Lear, dans les remords de Macbeth, dans les souffrances d’Alceste ou les sourires de Célimène ? Il était réservé à nos modernes bohèmes de chercher dans leur état, dans leur personne, dans les incidens de leur vie et de leur entourage, le sujet, la mise en scène, l’ultima ratio, l’inspiration permanente de leur esprit et de leur art. Ce qu’ils savent, ce qu’ils voient, ce qu’ils sentent, ce qu’ils imaginent, tout cela se teint immédiatement de leurs couleurs, se marque de leur estampille, et rentre, comme accessoire obligé, dans la pièce interminable dont ils fournissent à la fois le cadre, la langue et les décors, et où ils sont tout ensemble auteurs, acteurs, personnages et public. Ce qu’il y a de triste, c’est qu’une fois qu’ils ont façonné à leur guise une intelligence, si bien douée qu’elle soit, ils ne la lâchent plus ; par une sorte de fatalité ou d’attraction invincible, elle ne leur échappe de temps à autre que pour leur revenir, comme saisie d’une nostalgie de désordre. Henry Murger en a fait, et à plusieurs reprises, la cruelle expérience. S’il est vrai, comme l’a dit Lessing, que quand on appartient au diable par un cheveu, on lui appartient par tout le corps, on pourrait ajouter qu’il y a dans cette existence, où se sont perdues de nos jours tant de facultés éminentes, plusieurs diables dont les voix tentatrices, quand on les a une seule fois écoutées, poursuivent sans cesse et ramènent leurs victimes. Nous aurons le courage d’en nommer jusqu’à trois que nous avons vus souvent se glisser sur les pas de Murger et l’enlacer de mauvais conseils, de séductions mensongères ou de désastreux embarras, — le petit journal, le théâtre, la question d’argent.

Nous ne prétendons pas instruire ici le procès du petit journal : il aura son chapitre dans l’histoire de l’esprit français, et la hiérarchie