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de sagesse un peu compassée, de régularité un peu froide, se retrouve dans la plupart des productions, si estimables d’ailleurs, de la littérature genevoise. L’esprit savoisien se reconnaîtrait très difficilement dans ces livres fantasques où s’est trop fidèlement reflétée une vie aventureuse et décousue. C’est que Murger, amené de fort bonne heure à Paris par son père, fut tout d’abord un enfant parisien, nous dirions presque au gamin de Paris, chez qui un sentiment très fin, un art délicat, une mélancolie railleuse, relevèrent souvent, mais n’effacèrent jamais les habitudes primitives : si bien que le début, la suite et l’ensemble de sa carrière et de son œuvre, furent comme un tribut payé aux allures de cette Bohême adoptive et un démenti infligé aux mœurs de sa véritable patrie.

Reviendrons-nous sur ces Scènes de la vie de Bohème, qui sont restées le plus populaire de ses ouvrages ? Elles parurent dans un moment favorable, où le public, rudement averti par les événemens politiques, venait de prendre en dégoût les longs romans et les grosses aventures. Il prit un vif plaisir à ces courts récits, à ces jolies esquisses, lestement enlevées, saupoudrées de bon sel gaulois, affublées d’habits de carnaval très heureusement ajustés à des figures qui offraient alors l’attrait de la nouveauté et de l’inconnu. Tout cela fut accepté gaiement, comme c’était conté, et sans trop de conséquence. On ne se scandalisa de rien, pas même de cette chasse à l’écu de cent sous, demeurée proverbiale dans l’entourage de l’historien de la bohème, pas même des joyeuses équipées de ces jeunes gens à l’encontre du créancier et du bourgeois, lesquelles demeuraient encore en arrière des hardiesses de l’ancienne comédie, des friponneries avouables de Frontin, de Gil Blas ou de Figaro. Ce que l’on dut se borner à remarquer, c’est d’abord que Mimi et Musette n’étaient que les sœurs, moins poétiques et moins fraîches, de Bernerette et de Mimi Pinson, c’est ensuite qu’en pleine démocratie il n’était guère respectueux pour les lettres et pour les arts d’attribuer à leurs néophytes les mœurs autrefois réservées aux valets et aux marquis. En somme, cela était excellent comme point de départ, comme prélude d’une carrière d’écrivain et de poète, et l’on put croire que Murger l’entendait ainsi, puisqu’il avait soin de nous avertir que ses héros, si râpés, si déguenillés, si faméliques, avaient fini par devenir de véritables artistes et des auteurs célèbres ; mais ce programme a-t-il été complètement rempli ? Sans doute il y a eu de temps à autre, chez Henry Murger, un effort pour arracher sa pensée à ce moule primitif, pour se tirer lui-même de cette première ornière, et nos lecteurs en ont eu plus d’une preuve. Il est permis de dire pourtant que ce pli, une fois pris, ne s’effaça plus, que Murger fut toujours Schaunard par quelque côté, et que ses