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battre, avant que la faculté de souffrir se soit épuisée en lui avec la faculté de vivre. Nous y retrouvons la trace des inspirations, assez peu variées d’ailleurs, qui se disputèrent son talent et sa vie ; nous y reconnaissons surtout, plus expressive, plus douloureuse que jamais, cette note dominante qui, passé le premier printemps, s’empara de Murger, ramena le refrain de toutes ses chansons, et finit par devenir la chanson tout entière. Cette note, c’est le regret, le desiderium latin, le désir vaincu, brisé, se débattant dans son néant et son impuissance, le sentiment d’un effort inutile pour ranimer ce qui est mort, pour réchauffer des cendres éteintes, pour vaincre ces deux invincibles ennemis des amours printanières telles que les comprenait et les pratiquait Murger : l’inconstance et le temps. Dans ses récits, toutes les femmes qui ne meurent pas sont infidèles, et les amans ne sont pas en reste dans cette joute de tendresses faciles et de rapides oublis. Musette trahit le héros ou le poète de la Vie de Bohème, Mimi abandonne Rodolphe ; Marie trompe Olivier ; Camille se console. On s’aime, on se quitte, on pleure, et quand on se retrouve, on reconnaît que ce qui est fini ne peut plus revenir, que le désir n’est plus qu’un mensonge du regret, que ce fil de soie et d’or ne saurait être ressaisi par les mains légères d’où il est une fois tombé. Nul peut-être mieux qu’Henry Murger n’a su peindre, dans le Dernier Rendez-vous par exemple, cette impossibilité de recommencer l’amour, la jeunesse et le plaisir, ce mélange de résignation ironique et de tristesse poignante réveillé à chaque nouvelle expérience dans des cœurs qui ne savent plus battre à l’unisson. Ceci n’est pas simplement une remarque littéraire : il est évident que Murger s’est servi à lui-même de sujet, qu’il n’a donné que trop déplace dans son existence à ce qu’il a si bien exprimé. C’est là son originalité, le trait distinctif de cette physionomie souriante sous un crêpe, et ce sentiment est, hélas ! trop d’accord avec la mobilité et l’inconséquence des affections humaines pour ne pas rencontrer en nous bien des échos. Et cependant que de chemin parcouru, quel abaissement de l’horizon poétique, depuis le Lac de Lamartine, depuis les Nuits d’Alfred de Musset ! La aussi le regret s’exhale en notes douloureuses et plaintives ; il plane sur les souvenirs du bonheur disparu comme un oiseau de nuit dans un ciel étoile. Le néant des joies de la terre, la brièveté décevante des heures enchanteresses, le deuil du cœur trahi ou brisé par une maîtresse infidèle ou morte, tout cela éclate dans ces strophes adressées par le poète à des félicités qu’il n’a pu arrêter au passage, et qu’il essaierait vainement de rappeler ; mais quelle différence ! Au-delà de ces espaces où descend le crépuscule, où s’éloignent peu à peu les images adorées, on comprend qu’il y a quelque