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peu élevé un ou deux hectares où il aura la facilité de récolter les alimens nécessaires au ménage. Personne ne se sent complètement déshérité, perdu, sans droit, sans asile, sans recours, sans nul moyen d’utiliser son temps et ses bras ; l’homme tient encore au sol : les liens qui le rattachent au sein nourricier de la mère commune ne sont pas tous rompus.

Construites en pierres qui boivent l’eau et couvertes de grandes plaques d’ardoises schisteuses, les habitations rurales de l’Antenne présentent, il est vrai, un aspect triste et délabré. Une porte étroite, une ou deux lucarnes éclairent à peine un intérieur sombre, complètement noirci par la fumée du bois vert. Jamais on ne peint ni ne blanchit ces misérables demeures, et pourtant, dans toutes celles où je suis entré, j’ai toujours trouvé dans les quartiers de lard pendus aux poutrelles du plafond la preuve que leurs habitans ne se contentaient pas d’un régime uniquement végétal. Nulle part je n’ai vu ni la propreté, ni les soins, ni l’aisance apparente des chaumières flamandes, mais nulle part non plus les indices de l’extrême misère qu’on rencontre trop souvent dans les Flandres. Très frappé de ce contraste, je m’attachai, en visitant l’Ardenne, à pénétrer dans les ménages les plus pauvres. C’est à ce titre qu’on me signala, sur la route d’Aywaille à Barvaux, une vieille femme qui n’avait même pas de maison : elle habitait une grotte. En effet, en gravissant les roches escarpées qui encaissent, près du hameau de Mie, le cours d’un des affluens de l’Ourthe, je rencontrai la vieille Geneviève, — c’était le nom de la pauvresse, — qui me montra l’habitation qu’elle s’était faite en profitant d’une excavation naturelle formée dans le calcaire. Une cloison en torchis fermait l’entrée de la grotte, dont le fond lui servait de chambre à coucher et de cave. Il y faisait sec ; seulement, sur le devant, une fissure de la pierre laissait tomber goutte à goutte un petit filet d’eau. Cette femme se regardait sans contredit comme la plus misérable de la contrée, et cependant elle avait une chèvre qui, broutant l’herbe de la montagne, lui donnait son lait, et un petit porc logé comme elle-même dans le rocher. L’hiver, la commune lui fournissait un peu de bois de chauffage, et lui louait, moyennant 6 francs l’an, un hectare de bonne terre. L’air était sain, et la nourriture de cette femme, qu’on me signalait comme le type de la plus extrême misère, bien plus substantielle que celle des cultivateurs de l’ouest possédant un capital d’exploitation de plusieurs milliers de francs. La pauvre Geneviève vivait mieux dans sa grotte qu’un petit fermier flamand dans sa maison coquette et bien tenue, au milieu de ses champs si parfaitement cultivés. On nous pardonnera sans doute d’avoir insisté sur ce fait particulier, car il met nettement en relief le contraste que présentent