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tion, tandis qu’une autre se dirigeait droit sur les abatis, pour masquer le mouvement de la première. — Materne, cria Hullin, est-ce qu’il n’y aurait pas moyen d’envoyer une balle au fou ?

Le vieux chasseur hocha la tête. — Non, dit-il, c’est impossible ; il est hors de portée.

En ce moment, Catherine fit entendre un cri sauvage, un cri d’épervier : — Écrasons-les !… Écrasons-les comme au Blutfeld !

Et cette vieille, tout à l’heure si faible, alla se jeter sur un quartier de roc, qu’elle souleva des deux mains : puis, ses longs cheveux gris épars, son nez crochu recourbé sur ses lèvres serrées, les joues tendues, les reins pliés, elle s’avança d’un pas ferme jusqu’au bord de l’abîme, et la roche partit dans les airs, traçant une courbe immense. On entendit un fracas horrible au-dessous, des éclats de sapin jaillirent de tous côtés, puis on vit l’énorme pierre rebondir à cent pas d’un nouvel élan, descendre la pente rapide, et par un dernier bond arriver sur Yégof et l’écraser, lui et son cheval, dans une mare de sang. Tout cela s’était accompli en quelques secondes. Catherine, debout au bord de la roche, riait d’un rire de crécelle qui n’en finissait plus. Et tous les autres, tous ces fantômes, comme animés d’une vie nouvelle, se précipitaient sur les décombres du vieux burg en criant : — À mort ! à mort !… Écrasons-les comme au Blutfeld !

On n’avait jamais vu de scène plus terrible. Ces êtres aux portes de la tombe, maigres et décharnés comme des squelettes, retrouvaient leur force pour le carnage. Ils ne trébuchaient plus, ils ne chancelaient plus ; ils enlevaient chacun sa pierre et couraient la jeter au précipice, puis revenaient en prendre une autre, sans même regarder ce qui se passait au-dessous.

Maintenant qu’on se figure la stupeur des Autrichiens. Au bruit des roches descendant la côte avec un fracas épouvantable, tous s’étaient retournés ; puis quand ils virent sur le Falkenstein les spectres aller, venir, lever les bras, lancer les fragmens de roc et s’élancer encore, tandis qu’au milieu de leurs rangs les quartiers de roc écrasaient tout sur leur passage et renversaient des files de quinze à vingt hommes, une terreur panique s’empara d’eux, et, malgré les cris de leurs chefs, ils se débandèrent et jetèrent leurs armes pour courir plus vite.

Marc Divès et Piorette, témoins de ce coup de fortune, descendirent alors au milieu des sapinières pour essayer de couper la retraite à l’ennemi ; mais ils ne purent y parvenir. Le bataillon autrichien, réduit de moitié, forma le carré derrière le village des Charmes et remonta lentement la vallée de la Sarre, s’arrêtant parfois, comme un sanglier blessé qui fait tête à la meute, lorsque les hommes de