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et que rien ne demeure, à quoi bon chercher des principes ? La loi suprême pour certains esprits, c’est qu’il n’y a pas de loi. La vue de ce fleuve qui nous emporte, le tableau de ces ondes capricieuses qui se succèdent à l’infini, sont donc la seule chose qui puisse nous intéresser, et d’ingénieux critiques en effet n’ont pas craint de dire que la philosophie devait abdiquer devant l’histoire. Ils ont oublié seulement une remarque assez grave, c’est que l’histoire, pour laquelle ils réclament une place si haute, allait être frappée par cela même d’un discrédit profond. En voulant la surfaire, ils la rabaissent. Que deviendra l’art des Thucydide, des Tacite, des Guichardin, renouvelé de nos jours avec tant d’éclat, dès qu’il lui sera interdit de fournir à l’humanité des enseignemens solides ? Ce ne sera plus qu’un spectacle frivole : dépouillée du droit de donner des leçons, l’histoire perdra sa dignité ; mais non, ce n’est pas en vain que de nobles maîtres ont fait de la littérature historique une des meilleures gloires de notre {XIXe siècle, et l’art qu’ils ont relevé ne sera pas amoindri. L’histoire, quoi qu’on puisse dire, sera toujours consultée, non pas comme l’image désespérante d’une perpétuelle anarchie, mais comme la preuve des lois qui se manifestent au milieu de la mobilité des temps.

Au moment où tant de brillans esprits exagèrent à dessein les différences qui séparent les générations, il n’est pas inutile de signaler parfois les ressemblances qui les rapprochent et les intérêts communs qui les unissent. Dans le domaine de la philosophie religieuse par exemple, une de ces analogies les plus dignes d’attention est celle que nous présentent deux époques, bien dissemblables d’ailleurs, les dernières années du XVIIe siècle et le milieu du XIXe. Rappelez-vous la situation des sciences philosophiques au temps de Bayle et de Leibnitz : le tableau est grand et singulièrement varié. Dans le fond apparaît Descartes entouré de ses disciples, ceux-ci introduisant les principes du maître dans la science, dans les lettres, dans l’église même, ceux-là essayant de les développer librement à leurs risques et périls : grande école, école vivante où se déploient les talens les plus divers, où les plus originaux n’éprouvent aucune contrainte, où les plus fiers se sentent à l’aise, où Bossuet enfin trouve sa place à côté de Malebranche et le physicien Jacques Rohault à côté du mystique Fénelon. En face de cette glorieuse assemblée s’élève un personnage solitaire, le doux, l’austère, le profond et redoutable Spinoza. Or, tandis que le cartésianisme avec toutes ses ramifications occupe la plus grande partie de la scène, le spinozisme, réprouvé par tous ces mâles esprits, combattu par Fénelon, dédaigné par Bossuet, considéré par tous comme une monstrueuse chimère, eût été complétement rejeté dans l’ombre, si un esprit in-