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les locataires d’un vaste hôtel, à tous les étages de la roche, virent les uniformes blancs apparaître dans les gorges d’alentour. Ils débouchaient en masses profondes de tous les côtés à la fois, ce qui démontrait clairement leur intention de bloquer le Falkenstein. Marc Divès, voyant cela, devint tout rêveur, — S’ils nous entourent, pensait-il, nous ne pourrons plus nous procurer de vivres ; il faudra nous rendre ou mourir de faim. — On distinguait parfaitement l’état-major ennemi, stationnant à cheval autour de la fontaine du village des Charmes. Là se trouvait un grand chef à large panse, qui contemplait la roche avec une longue lunette ; derrière lui se tenait Yégof, et il se retournait de temps en temps pour l’interroger. Les femmes et les enfans formaient cercle plus loin d’un air d’extase, et cinq ou six hulans caracolaient. Le contrebandier ne put y tenir davantage ; il prit Hullin à part. — Regarde, lui dit-il, cette longue file de shakos qui se glissent le long de la Sarre, et de ce côté-ci les autres qui remontent la vallée comme des lièvres en allongeant les jambes : ce sont des Autrichiens, n’est-ce pas ? Eh bien ! que vont-ils faire là, Jean-Claude ?

— Ils vont entourer la montagne.

— C’est très clair… Combien crois-tu qu’il y ait là de monde ?

— De trois à quatre mille hommes.

— Sans compter ceux qui se promènent dans la campagne. Eh bien ! que veux-tu que Piorette fasse contre ce tas de vagabonds avec ses trois cents hommes ? Je te le demande franchement, Hullin.

— Il ne pourra rien faire, répondit le brave homme simplement. L’ennemi sait que nos munitions sont au Falkenstein ; il craint un soulèvement après son entrée en Lorraine et veut assurer ses derrières. Le général autrichien se décide à nous réduire par la famine. Tout cela, Marc, est positif ; mais nous sommes des hommes, nous ferons notre devoir : nous mourrons ici !

Il y eut un instant de silence : Marc Divès fronçait le sourcil, et ne paraissait pas du tout convaincu. — Nous mourrons ! reprit-il en se grattant la nuque : moi, je ne vois pas du tout pourquoi nous devons mourir : cela n’entre pas dans mes idées de mourir : il y a trop de gens qui seraient contens !

— Que veux-tu faire ? dit Hullin d’un ton sec : tu veux te rendre ?

— Me rendre ! cria le contrebandier ; me prends-tu pour un lâche ?

— Alors explique-toi.

— Ce soir, je pars pour Phalsbourg… Je risque ma peau en traversant les lignes de l’ennemi ; mais j’aime encore mieux cela que de me croiser les bras ici et de périr par la famine. J’entrerai dans la place à la première sortie, ou je tâcherai de gagner une poterne. Le commandant Meunier me connaît ; je lui vends du tabac depuis