Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 35.djvu/643

Cette page a été validée par deux contributeurs.

moustaches grises s’allonger sur les caronades pour pointer. Je vous réponds qu’il n’y a pas de mitraille perdue avec eux. C’est égal, quand on a fait trembler le monde, c’est dur tout de même d’être forcé dans ses vieux jours de défendre sa baraque et son dernier morceau de pain. »

— Oui, c’est dur, fit la mère Catherine en essuyant ses yeux. Puis elle poursuivit : « Avant-hier, le gouverneur décida qu’on irait défoncer les grilles à boulets de la tuilerie. Vous saurez que ces Russes cassent la glace du Guévoir pour se baigner par pelotons de vingt ou trente, et qu’ils entrent ensuite se sécher dans le four de la briqueterie. Bon !… Vers quatre heures, comme le jour baissait, nous sortons par la poterne de l’arsenal, nous montons aux chemins couverts et nous enfilons l’allée des Vaches, le fusil sous le bras, au pas de course. Dix minutes après, nous commençons un feu roulant sur ceux du Guévoir. Tous les autres sortent de la tuilerie ; ils n’avaient que le temps de passer leur giberne, d’empoigner leur fusil et de se mettre en rangs, tout nus sur la neige, comme de véritables sauvages. Malgré cela, ils étaient dix fois plus nombreux que nous, et ils commençaient un mouvement à droite, sur la petite chapelle de Saint-Jean, pour nous entourer, quand les pièces de l’arsenal se mirent à souffler dans leur direction une brise carabinée, comme je n’en ai jamais vu de pareille ; la mitraille en enlevait des files à perte de vue. Au bout d’un quart d’heure, tous en masse se mirent en retraite sur les Quatre-Vents, sans ramasser leurs culottes, les officiers en tête, et les boulets de la place en serre-file. Papa Jean-Claude aurait joliment ri de cette débâcle. Enfin, à la nuit close, nous sommes rentrés en ville après avoir détruit les grilles à boulets et jeté deux pièces de 8 dans le puits de la briqueterie : c’est notre première expédition. — Aujourd’hui je vous écris des baraques du Bois-de-Chênes, où nous sommes en tournée pour approvisionner la place. Tout cela peut durer des mois. On dit que les alliés remontent la vallée de Dosenheim jusqu’à Weschem et qu’ils gagnent par milliers la route de Paris… Voici qu’on sonne la retraite sur Phalsbourg ; nous avons récolté pas mal de bœufs, de vaches et de chèvres dans les environs. On va se battre pour les faire entrer sains et saufs. Au revoir, ma bonne mère, ma chère Louise, papa Jean-Claude, je vous embrasse longtemps, comme si je vous tenais sur mon cœur. »

— Allons, allons, dit Catherine après un moment d’émotion, tout va bien ! Venez, Brainstein, vous allez manger un morceau de bœuf et prendre un verre de vin. Voici toujours un écu de six livres pour votre course ; je voudrais pouvoir vous en donner autant tous les huit jours pour une lettre pareille.