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XVI.

Cette nuit-là, vers deux heures, la neige se mit à tomber. Les Autrichiens avaient quitté Grandfontaine, Framont et même Schirmeck. Au loin, bien loin dans les plaines de l’Alsace, on remarquait des points noirs indiquant leurs bataillons en retraite. Hullin, éveillé de bonne heure, fit le tour du bivac : il s’arrêta quelques instans à regarder sur le plateau les canons braqués vers la gorge, les partisans étendus autour du feu, la sentinelle l’arme au bras ; puis, satisfait de son inspection, il entra dans la ferme où Louise et Catherine dormaient encore.

Le jour grisâtre se répandait dans la chambre. Quelques blessés, dans la salle voisine, commençaient à ressentir les ardeurs de la fièvre ; on les entendait appeler leur femme et leurs enfans. Bientôt le bourdonnement des voix, les allées et les venues rompirent le silence de la nuit. Catherine et Louise s’éveillèrent ; elles virent Jean-Claude, assis dans un coin de la fenêtre, qui les regardait avec tendresse, et, honteuses d’être moins matinales que lui, elles se levèrent pour aller l’embrasser. — Eh bien ? demanda Catherine.

— Eh bien ! ils sont partis ; nous restons maîtres de la route, comme je l’avais prévu.

Cette assurance ne parut pas tranquilliser la vieille fermière : il lui fallut regarder à travers les vitres et voir la retraite des Autrichiens jusqu’au fond de l’Alsace. Encore tout le reste du jour sa figure sévère conserva-t-elle l’empreinte d’une inquiétude indéfinissable.

Entre huit et neuf heures arriva le curé Saumaize, du village des Charmes. Quelques montagnards descendirent alors jusqu’au bas de la côte pour relever les morts ; puis on creusa sur la droite de la ferme une longue fosse où partisans et Autrichiens, avec leurs habits, leurs feutres, leurs shakos, leurs uniformes, furent rangés côte à côte. Le curé Saumaize, un grand vieillard à tête blanche, lut les antiques prières de la mort de cette voix rapide et mystérieuse qui pénètre jusqu’au fond de l’âme, et semble convoquer les générations éteintes pour attester aux vivans les horreurs de la tombe.

Toute la journée, il arriva des voitures et des schlittes pour emmener les blessés, qui demandaient à grands cris à revoir leur village. Le docteur Lorquin, craignant d’augmenter leur irritation, était forcé d’y consentir. Vers quatre heures, Catherine et Hullin se trouvaient seuls dans la grande salle ; Louise était allée préparer le souper. Au dehors, de gros flocons de neige continuaient à descendre du ciel et se posaient au rebord des fenêtres, et d’instant en