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et commerciale du Nil. La nature veut qu’en ce point s’élève la ville la plus importante du pays. Avant le Caire, c’était Memphis.

Saïd-Pacha a construit à la pointe du Delta, pour protéger sa capitale, un monument magnifique auquel son nom est attaché : c’est le grand fort de Saïdieh, dont Mottet-Bey, Français, officier du génie, est l’auteur. Il est relié aux rives opposées de chaque branche du fleuve par le fameux barrage, imposant et pittoresque travail d’un autre ingénieur français, Mougel-Bey. Le barrage a un but agricole, il est aussi un puissant auxiliaire du fort. En temps de paix, il servira à régulariser l’inondation, en temps de guerre à submerger le Delta, bloquer Alexandrie, arrêter une armée d’invasion. Vingt-cinq mille hommes étaient campés dans la forteresse de Saïdieh quand nous la parcourûmes. Le vice-roi s’y trouvait. Un bateau à vapeur nous ayant débarqués près du barrage, le pacha vint au-devant de nos chefs et nous fit entrer dans la citadelle. « Un peu de musique ! » s’écria Saïd, et les cinq cents canons des remparts répondirent par une triple salve à l’ordre du pacha. Le vent rabattant la fumée, nous galopions à travers des nuages que nos chevaux cherchaient à éviter par leurs bonds. Entre les détonations de l’artillerie, nous entendions le son des clairons qui signalaient les manœuvres des troupes : c’étaient les sonneries françaises, adoptées aujourd’hui, avec notre code militaire, dans tout l’Orient.

Le vice-roi fit en détail à ses hôtes les honneurs de sa forteresse. Il parle français aussi bien qu’un Parisien ; il a l’esprit gaulois autant qu’homme de France, sa conversation est émaillée de calembours. Nous entrâmes dans un chalet qui s’élève au milieu du fort. Les princes et leurs compagnons y furent retenus à dîner. « C’est une surprise que je vous réserve, » dit le pacha. La surprise fut entière, car le dîner fut servi à la turque. Les portes d’une salle voisine s’étant ouvertes, ou plutôt ayant disparu comme par enchantement, des serviteurs en costume de zouaves de toute nuance vinrent nous apporter des bassins d’or et verser sur nos mains une eau parfumée. Nous fûmes revêtus des pieds à la tête de serviettes rouges et blanches brodées d’or et invités à nous asseoir autour d’un disque d’argent. Les chaises seules pouvaient rappeler l’Europe. De couteaux et de fourchettes, point. Chacun prit avec sa main droite dans les plats qui se succédèrent. Les convenances exigent qu’on ne salisse pas la table ; on se figurera aisément que, peu habitués à nous servir de cette fourchette primitive, nous manquâmes aux convenances. Le pacha s’en amusa fort, et ses hôtes gardent un souvenir très agréable de ce repas succulent et pittoresque. On se leva : mêmes cérémonies de la part des serviteurs. Après les pipes et le café d’usage, on causa de l’armée. Le pacha nous montra en détail