Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 35.djvu/60

Cette page a été validée par deux contributeurs.

car c’était un dimanche. Des généraux l’envoyèrent à Napoléon, qui le garda près de lui sur les hauteurs de Rossomme. Cet homme des champs resta à cheval la journée entière à côté de lui, dans les stations diverses qu’il occupa pendant la bataille. Pour rassurer ce paysan, Napoléon lui dit : « Parlez-moi, mon ami, avec franchise, comme si vous étiez avec vos enfans ; » et le voyant interdit, il lui donna de son tabac, il le questionna sur les villes qu’il avait vues dans sa jeunesse. Plus tard, il le réprimanda et lui reprocha de baisser la tête sous les boulets, ce qui pourrait faire croire de loin que l’empereur était atteint, ajoutant qu’on ne les évitait ni debout ni couché. Ce paysan remarqua que Napoléon donnait ses ordres à ses aides-de-camp avec une grande douceur ; dès qu’il osa parler, il nomma les villages voisins à mesure que l’empereur les montrait de la main, à gauche, parmi des ravins, les clochers en aiguilles de Braine-la-Leud, de Merke-Braine, à droite Planchenoit, Lasnes, Ohain, et à travers le feuillage bronzé des taillis, sur une hauteur, Chapelle-Saint-Lambert, qui n’éveillait alors aucun soupçon.

Le champ de bataille[1] où la destinée du monde allait se décider était alors bordé de forêts au nord et au nord-est comme un vaste champ clos. Un vallon séparait les deux armées ; elles occupaient en face l’une de l’autre des hauteurs à peu près parallèles dans la direction de l’est à l’ouest ; la chaîne de collines où étaient placés les Français formaient une ligne légèrement convexe et enveloppait le côté opposé. La partie la plus élevée de ces deux lignes parallèles est à leur milieu, en sorte que les deux extrémités, plus basses, sont cachées l’une à l’autre ; les deux ailes de la même armée ne peuvent s’apercevoir. Les points culminans sont coupés par la grande route qui se déroule presque perpendiculairement à la position sur les hauteurs, en suivant les ondulations du sol. Du côté des Anglais, le bord du plateau était marqué dans son étendue par un chemin creux, capable de mettre à l’abri le front de leur armée. En avant de cette sorte de fossé, le terrain se relevait brusquement en une vive arête ou escarpement difficile à gravir, surtout au centre. Au-dessous de cette crête prolongée étaient trois postes, comme des forts détachés en avant de la ligne ennemie. Le premier, à l’extrémité de notre gauche, était le château d’Hougoumont, vaste tour carrée flanquée de granges et d’étables, environnée de bois, de vergers, de jardins et d’enclos ; le second, au-dessous du centre, est la grande ferme de la Haie-Sainte, à mi-côte du ravin, sur le bord de la route ; une cour fermée de hauts murs, une vaste porte sur-

  1. Voyez la description détaillée que j’ai publiée dans la Revue des Deux Mondes du 1er octobre 1836.