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bien plus grande encore à l’Elysée, à la Malmaison, à mesure qu’approchait le dénoûment. Sa seule décision arrêtée fut alors de courber la tête sous les événemens, et il se dissimulait à lui-même et aux autres cette inertie par des projets subitement conçus et plus subitement abandonnés.

La première chose qui s’use dans l’homme, c’est la force de vouloir et d’agir. Ce fut aussi la seule partie qui se montra, pendant les cent-jours, atteinte dans Napoléon. Comme un édifice hardi, resté intact dans tout le reste, si l’équilibre manque aux fondemens, tout ce magnifique ensemble qui éblouissait les yeux chancelle et s’abîme au même instant. Ainsi il ne manquait qu’une chose à Napoléon pour être ce qu’il avait été jusque-là : la résolution soudaine, énergique, inflexible. Ce point ayant cédé, tout l’édifice de cette prodigieuse fortune manqua d’équilibre et s’écroula en un jour. Nous vîmes avec stupeur les plus magnifiques projets tomber en poussière, parce qu’ils n’avaient plus d’appui dans la volonté de celui qui les avait conçus. Si, au 18 brumaire, Napoléon eût tergiversé au lieu d’agir, si, laissant à ses adversaires le temps de se reconnaître, il les eût suppliés d’entrer dans les projets qu’il avait de se rendre maître d’eux et des autres, est-il bien sûr que son entreprise se serait accomplie avec la même facilité ? Les temps étaient changés, dit-on. Oui, sans doute, ils l’étaient ; mais il avait encore pour lui l’armée et le peuple, et puisque, avec cet appui de tous les bras, il fut réduit à une si grande impuissance de rien tenter pour lui, pour les siens, pour la France, n’est-ce pas le plus grand aveu que son règne était fini, et que le système auquel il avait donné son nom était devenu impossible ?

Le 29 juin, à cinq heures du soir, il monte en voiture précédé de ceux qui doivent être ses compagnons de captivité. Il semble d’abord n’avoir que l’impatience de s’éloigner. « Je m’ennuie de la France et de moi, » disait-il ; mais bientôt il ralentit sa marche, il s’arrête à Rambouillet, demandant encore si on ne le rappelle pas. La nuit se passe dans cette oisive attente. Le jour vient : Napoléon reprend maintenant sans espoir son morne voyage vers l’Océan. Il ne se retrouva lui-même que sur le Bellérophon. L’Angleterre fit alors une chose inutilement odieuse : elle eut l’incroyable bassesse de vouloir ôter à ce prisonnier son épée. L’amiral, à la tête de ses officiers, vint lui faire cette inconcevable injonction. Sans répondre, Napoléon, par son regard, repoussa l’amiral et les officiers, qui se retirèrent les yeux baissés, honteux de cet opprobre. Cette victoire fut la dernière de Napoléon. À mon, avis, ce ne fut pas la moins grande.