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D’ailleurs, si Napoléon lui-même avait été annulé par les événemens, que l’on juge des autres ! Le péril, l’inconnu, l’attente, les glaçaient, et sans nul doute c’est là ce que les anciens appelaient fatalité, destin, quand les esprits sont liés, aveuglés, et qu’aucune évidence ne peut percer leurs ténèbres. Dans cette société foudroyée, un homme reste debout, un homme conserve ses facultés, un homme garde son sang-froid au milieu de la stupeur publique : c’est Fouché. Chez les autres, l’intelligence est suspendue ; ils sont là frappés de cette sorte d’hébétement sacré qui suit les coups trop violens du sort. Fouché seul pense pour tous, et chacune de ses pensées est une fraude. Lui seul agit, et chacune de ses actions est un piège. On le prend dans ses embûches ; il en rit, et l’on en rit avec lui. Ses lettres de connivence à l’ennemi sont interceptées, il s’en moque ; surprises, il les fait lire audacieusement à la tribune, et ceux qu’il livre par ces lettres s’en déclarent satisfaits. Fascinés, éblouis, hébétés (de quel mot se servir ?), ils applaudissent de leurs mains liées à ce Judas au triple visage.

Dans cet évanouissement de tous les autres, il grandit d’une grandeur monstrueuse. Non-seulement ses facultés ne sont pas paralysées, elles s’aiguisent, elles atteignent leur plus grand développement. Il a trouvé son milieu, son élément naturel dans la ruine, et il se joue dans cette calamité suprême avec l’agonie d’un peuple. Son terne et livide langage se colore. Qu’est-ce que Napoléon pour lui ? « Un grand homme devenu fou ! » Et la proscription qu’il médite contre ses amis auxquels il serre la main ? « Un arbre touffu pour les garantir de l’orage. »

Chacun vient chercher auprès de ce sphinx le mot de l’énigme. Quand celle-là est dénouée, il en invente une autre. Et c’est d’une nation qu’il s’agit, de la plus grande de toutes ! Quel jeu ! quel enseignement ! quelle chute incroyable, et qu’il en coûte cher de s’être abandonné une fois au pouvoir et aux fantaisies d’un seul ! Tous subissent à leur tour la fascination de l’aspic dans les ruines ; Napoléon d’abord, puis Louis XVIII, puis le comte d’Artois. Ni la révolution, ni la contre-révolution, ni la terreur rouge, ni la terreur blanche, ne peuvent se passer de lui. Il est à tous leur ministre fatal, ou plutôt il est le maître, le tribun, le roi, l’empereur dans cet interrègne de la justice et du droit. Il trône dans ce vide. Voyez ! cette figure domine tout, remplit tout ; ce pâle visage acéré, qui va de l’un à l’autre, voilà ce qui reste à ce moment de la glorieuse France, de la maîtresse des peuples et des rois ! C’est ici que doivent triompher ceux qui mettent la réalité au-dessus de la poésie, car il est certain qu’aucun ouvrage d’art des poètes ne renferme un personnage si complexe, si multiple que celui que l’histoire nous montre à ce moment. Dans les imaginations des poètes, Narcisse,