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cher : « Je n’arriverai pas seulement avec deux corps, mais avec toute mon armée ; bien entendu que, si les Français ne nous attaquent pas le 18, nous les attaquerons le 19. » Sur cette assurance, le duc de Wellington établit son quartier-général au gros bourg de Waterloo, à une demi-lieue en arrière de son front de bataille ; Napoléon, dans la petite ferme du Caillou, au-dessus du hameau de Maison-le-Roi. Cette masure devait être le dernier de ses bivacs.


X. — NUIT QUI PRÉCÈDE LA BATAILLE.

La journée du 17 juin vient de se terminer. La première moitié a été entièrement perdue pour les Français. Du côté des ennemis, les mêmes momens ont été employés avec une ardeur fiévreuse par les Prussiens. Leur armée a été portée comme sur des ailes de Bry à Mont-Saint-Guibert, de Sombref à Wavre ; ils y bivaquent maintenant à l’entrée de la nuit.

Quel usage fera Napoléon des derniers momens qui lui restent ? Ils sont bien courts ; mais peut-être suffiront-ils encore, s’il trouve une de ses inspirations accoutumées, ou seulement s’il pénètre enfin le projet des ennemis. Retiré dans la ferme du Caillou pendant que la pluie tombe par torrens et que les soldats allument leurs feux de bivac, tout dépend de ce qui se passe à ce moment dans ce puissant esprit. Napoléon, dans cette nuit suprême, n’appréhenda qu’une chose : sa seule crainte fut que les Anglais ne profitassent des ténèbres pour décamper et se dérober à ses coups en passant la forêt de Soignes, car alors ils iraient faire leur jonction avec les Prussiens sous les murs de Bruxelles. Ils l’attendraient au débouché de la forêt, retranchés et rassemblés au nombre de 180,000 hommes. Comment les attaquer dans cette position au sortir du défilé ? Il le faudrait pourtant, sous peine de laisser aux Russes, aux Autrichiens, aux Bavarois le temps de passer le Rhin et de se saisir de la France, vide de soldats.

Telles furent les seules inquiétudes de cette dernière nuit. Napoléon n’admit pas un seul moment que Blücher pût avoir l’insigne témérité de faire, en avant de cette forêt de Soignes, une marche de flanc pour tomber sur sa droite dans les champs de Planchenoit et de Frichermont. Toutes les fois qu’il interrogea sur sa droite l’horizon, il ne soupçonna, il ne pressentit, il ne vit aucun danger de ce côté-là. Ainsi le seul point qui le menaçait fut le seul qui ne lui inspira aucune crainte. Cependant ce ne fut pas un sommeil tranquille comme à la veille d’Austerlitz ou d’Iéna, Napoléon ne put dormir. À une heure du matin, il sortit à pied avec celui devant lequel il se contraignait le moins, le général Bertrand. Il marcha sur la route jusqu’aux grand’-gardes ; la pluie continuait de tomber à flots.