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parti qui avait sauvé la France de l’invasion fut ainsi le seul dont personne n’osa prononcer le nom en public et pas même en secret. Ils sont si bêtes ! disait Fouché, qui ne se donnait plus la peine de feindre. En effet, quand une assemblée se met en dehors de tout principe, de toute tradition, il est incroyable à quel point l’intelligence, la clairvoyance, le discernement, peuvent se retirer de ces grands corps comme d’une chose inanimée. Ils gardent la puissance de parler même avec art, et leurs paroles ne servent qu’à leur masquer la réalité que les enfans eux-mêmes aperçoivent clairement, car nous voyions l’ennemi arriver à grands pas, et l’assemblée seule n’en voyait rien ou n’en voulait rien savoir, certaine de charmer le maréchal Blücher et ses hulans par quelque amendement envoyé aux négociateurs.

Effet d’un silence qui avait tout stérilisé, cette assemblée se réveillait comme Épiménide ; mais, offusquée de ce long sommeil, elle marchait à tâtons, les yeux fermés, au-devant de tout ce qu’elle voulait éviter. Les moins novices, ne voulant pas se rappeler leurs ancêtres, n’étaient qu’une contradiction perpétuelle. Ce même Manuel, que nous devions voir un peu plus tard si ferme, si lucide, si intrépide, semble la dupe de tout ce qu’il rencontre. Cet homme si droit est l’instrument aveugle de Fouché, dont il partage la demeure. Ce républicain a horreur de la république ; cet ami de l’égalité réclame l’hérédité du sénat ; ce bonapartiste ouvre la porte aux Bourbons, qu’il maudira demain. Ne faisons pas à ces hommes de trop vifs reproches, l’esprit politique ne se retrouve pas en un jour. À ceux qui avaient désappris la liberté, il fallait un nouveau noviciat pour la rapprendre. On n’a vu qu’une fois dans le monde, en 89, des assemblées apparaître tout armées, fières, intelligentes, éclairées de mille flambeaux au sortir de l’esclavage ; mais dans cet esclavage il y avait eu la parole de Montesquieu, de Voltaire, de Rousseau, et ces grands tribuns de l’esprit humain avaient dominé tout un siècle. En 1815 au contraire, on se réveillait après un silence qui n’avait été rompu par personne. Une femme seulement, Mme de Staël ; avait osé laisser échapper quelques vérités voilées ; mais elles avaient été à peine entendues d’un petit nombre, car l’auteur était proscrit, et l’on craignait, en recevant la vérité de sa bouche, la contagion de l’exil. Il fallait donc s’attendre à toutes les méprises qu’enfante, même chez les meilleurs, la désuétude de la vie publique et de la pensée.

En 1815, nous ne comprenions plus un seul des grands ouvrages politiques nés d’une âme libre. C’était là pour nous un vocabulaire perdu. On sut un gré infini à Manuel et à d’autres qui en reproduisirent quelques échos. M. Dupin se trouva être l’orateur et l’âme de cette époque. On ne cherchait pas même quel était le sens caché sous des mots souvent équivoques, et l’embarras de ce premier