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pouvait le sauver. Il perdait sa cause par son départ de l’armée. Pourquoi suivre son étoile, qu’il ne suivait plus lui-même ? Lui absent, les conjectures étaient libres, et à Laon déjà les généraux, certains qu’ils n’avaient plus de maître, se demandaient quel serait d’ici à peu de jours le nouveau gouvernement de la France, quel était celui qu’il fallait préférer. La plupart, comme si déjà l’empire était vacant, opinaient en présence de l’armée pour le duc d’Orléans. C’est en marchant qu’avaient lieu ces délibérations, ces discussions de l’armée, car l’ennemi ne faisait trêve nulle part. Arriver avant lui à Paris semblait difficile. À mesure que l’on approchait, le bruit de l’abdication se répandit dans les rangs, et ce fut un désastre au milieu d’un désastre.

Napoléon avait pensé que, deux jours après son abdication, il n’y aurait plus d’armée. Il n’en fut rien pourtant. On vit des essais de révolte et de désertion. Quelques-uns, dans leur colère, brisèrent leurs armes, et on les entendit s’écrier : « Pour qui nous battrions-nous ? Il n’y a plus d’empereur. » Les plus désespérés étaient la garde et le bataillon de l’île d’Elbe. La paix, la guerre, tout leur semblait impossible sans celui pour lequel ils avaient vécu. Était-ce pour le perdre de nouveau qu’ils avaient accompli le miracle du retour de l’île d’Elbe, qu’ils l’avaient ramené sur le pavois ? Cependant, même parmi ceux-là, la discipline fut plus forte que le désespoir. Le devoir les retint, un devoir sans enthousiasme, sans confiance. Ils demeurèrent sous le drapeau, comme si c’était là tout ce qui restait de la patrie, et ce ne fut pas chez ces hommes une médiocre vertu, puisque plusieurs de leurs généraux s’étaient hâtés déjà de les quitter. Le prétexte, c’est qu’ils n’avaient plus de troupes ; la vérité, c’est qu’ils se précipitaient vers le pouvoir nouveau. Au reste, plusieurs d’entre eux avaient été pris de remords, et l’exemple des soldats avait ramené les chefs. L’armée revenait ainsi ébranlée sous Paris, sachant bien que c’était là qu’elle devait trouver la fin de toutes ses incertitudes, mais capable encore d’un grand effort, si on le lui demandait au nom d’une grande cause. L’assemblée des représentans avait envoyé des députés à sa rencontre. Dans le nombre était le général Mouton-Duvernet. Il s’arrêta, au-delà de Soissons, devant les premiers fuyards qu’il rencontra. Il les pria de reprendre leurs armes, il les adjura, non plus au nom de Napoléon, mais au nom de la liberté, de la constitution, de l’indépendance, et lui-même rapporte qu’il leur arracha de grosses larmes. Que ne pouvait-on tenter encore avec de pareils hommes ? Tout dépendait du gouvernement et de l’opinion que l’on allait trouver dans Paris. Le maréchal Grouchy commandait en chef. On n’avait point encore rejeté sur lui le désastre. Les accusations n’avaient