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du champ de bataille, par bandes, désarmés, un bâton à la main, pareils à des voyageurs. Nous allions au-devant d’eux, à l’entrée des villes, des bourgades, et nous les interrogions. Les vieux soldats hochaient la tête et gardaient le silence. Les plus jeunes répondaient. Ils racontaient qu’ils avaient été trahis vers le soir, au moment où ils étaient victorieux, que les chefs les avaient livrés, que l’ennemi approchait, et que sans doute il ne tarderait pas à paraître, car toutes les portes lui étaient ouvertes. Nous allions à notre tour répéter çà et là ce qu’ils avaient dit. Le sentiment de la trahison entrait sous chaque toit, à chaque foyer. Ainsi de proche en proche se répandait l’idée de la fatalité, et avec elle la panique. Tous, se sentant les bras liés, attendaient avec résignation l’arrivée de l’ennemi.

Mais déjà même, à ce moment, une partie de l’armée s’était ralliée. Les plus fidèles s’étaient réunis, armés ou non, dès qu’on avait pu s’arrêter quelque part ; à Beaumont, à Philippeville, le noyau s’était déjà reformé. Là on avait revu ces drapeaux sauvés par miracle. Le général d’Erlon avait réuni 5,000 hommes, le général Reille 6,000. En y joignant la garde, c’étaient déjà plus de 20,000 hommes qui s’accroissaient à chaque pas de tous les hommes égarés qui cherchaient le drapeau. Bientôt on ferait la jonction avec les 30,000 soldats que Grouchy ramenait intacts par Rocroy, Réthel, Soissons. C’était là toute une armée qui, n’ayant subi aucun échec, se sentait la force de réparer tous les autres. Elle arrivait, en bon ordre, se replacer sous le commandement immédiat de Napoléon, et si l’année dernière, avec 50,000 hommes, il avait disputé pendant trois mois le territoire à l’Europe entière, que ne pourrait-il faire encore avec ces hommes éprouvés, reste de cent batailles ! Il s’agissait seulement de donner quelques jours à la France pour respirer et se remettre du saisissement de la défaite.

Les soldats cherchaient des yeux Napoléon. Ils le demandaient, ils l’appelaient comme l’espérance. Lui seul en effet eût pu à ce moment raffermir les esprits, empêcher par sa présence les soupçons, les accusations, et ces terribles incertitudes dans lesquelles se jette une armée quand son esprit est une fois déchaîné. Où était-il ? Qu’avait-on fait de lui ? Il avait disparu. Et n’était-ce pas là encore une nouvelle trahison de l’avoir séparé de l’armée ? C’est pour lui que l’on avait combattu. À quoi bon rester sous le drapeau, si lui-même est forcé de le quitter ? Et que peuvent les soldats quand ils sont vendus par les chefs ? — Voilà ce que faisaient entendre les soldats, non pas en de sourds murmures, mais au milieu d’imprécations. Quant aux chefs, ils voyaient clairement que, puisque Napoléon avait couru loin des siens se livrer à ses ennemis, rien ne