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abri ! Si Napoléon en 1815 eût lancé de nouveau ses grenadiers contre une assemblée qui avait eu à peine le temps de se nommer, s’il y eût mêlé les accusations de trahison, dont l’effet est presque immanquable, s’il avait osé comme en brumaire, il avait bien des chances de nous trouver comme en brumaire (je parle de l’immense masse anonyme) courtisans de la force et dévoués à qui l’évêque même contre nous, ne connaissant que lui, ne voulant que lui, indifférens aux choses, pourvu qu’on nous en donne l’ombre. Et d’ailleurs quel nom nous attirait dans cette assemblée ? Aucun. Ceux qui rappelaient les grands jours de la révolution étaient peut-être ceux qui nous étaient le plus étrangers ; la langue même qu’ils parlaient, celle du droit et de la liberté politique, était comme une langue morte, nous ne la comprenions plus. Quinze années suffisent chez nous pour oblitérer les noms, les choses, les événemens les plus mémorables. Dans ce naufrage surnageaient, il est vrai, Lafayette, Carnot ; mais eux-mêmes, nous ne les connaissions plus, ils avaient à refaire leur renommée.

On se figure aujourd’hui que le parti libéral existait dès lors dans toute sa force, et qu’il aurait pu servir de base. Il n’en est rien, ce parti n’avait encore que quelques têtes et point de corps. Les masses étaient restées idolâtres de leur servitude ; il fallut, durant les années qui suivirent, le travail de quelques hommes, à la tribune, dans la presse, pour refaire en nous les notions, les idées, les sentimens même que nous avions perdus, en sorte que nous avons vu, dans la première partie de notre existence, ce double phénomène : quelques hommes extirper chez nous toutes les notions de liberté et quelques hommes les faire revivre toutes ; grand motif d’espérance dans les mauvais jours et de vigilance dans les bons.

Voilà ce que nous étions ; mais lui avait changé, et il prit pour un obstacle invincible la défiance qui était entrée dans son esprit ; il a trop douté de son ouvrage. Mieux éclairé par son génie, il eût mieux vu dans l’avenir, il eût rendu plus de justice à ses œuvres, il eût mieux vu que ses coups avaient porté, et qu’il n’avait affaire qu’à un fantôme ; mais ici comme à la guerre il devait périr par l’illusion, au dehors pour avoir trop méprisé l’ennemi, au dedans pour l’avoir trop estimé. On raconte que ceux qui parlaient le plus haut de déposer leur idole se ravisèrent dès qu’ils apprirent que l’empereur était près d’eux. Ils se reniaient de nouveau au seul bruit de son retour. Combien à plus forte raison se seraient-ils reniés, si au lieu d’un Bonaparte désarmé, incertain ou suppliant, ils eussent revu devant eux leur ancien dieu de la guerre ?

Par tout cela, il semble que Napoléon après Waterloo a trop vite cédé à la mauvaise fortune, et que la liberté lui a fait trop aisément