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et cette nouveauté l’accabla, d’autant plus que de pareilles mesures doivent se méditer de loin, et qu’elles ne s’improvisent pas en une nuit. Il fit alors ce qu’il n’avait jamais fait, et ce qui est la marque la plus certaine que le génie vous abandonne. Il voulut un résultat, il le voulut avec passion, et il ne voulut pas ce qui le rendait possible. Par là, il rentra dans la classe de ceux qui ne sont plus faits pour commander. Il descendit à grands pas des sommets de l’histoire, et sa vie publique cessa plusieurs jours avant son abdication ; car il est certain que, dans le retour de l’île d’Elbe, le plus difficile n’était pas de rentrer à Paris. La question n’était pas seulement de ressaisir la France, qui se donne si facilement à qui a l’audace de la prendre ; c’était là le côté brillant, éblouissant de l’entreprise. La question véritable, c’était de défendre la France au dehors contre les puissances coalisées, au dedans contre ses propres inconstances, et dans ces deux choses Napoléon a échoué. Si tout devait être abandonné et perdu à la première opposition de l’intérieur, reconnaissez que l’entreprise était plus séduisante que solide.

Après un demi-siècle, on peut se demander qui l’eût emporté de Napoléon ou de l’assemblée, s’il eût engagé la lutte ; l’histoire convenue répond sans hésiter qu’il eût été vaincu. Ceux qui refont ce passé avec des souvenirs vivans, non avec des traditions aveugles, garderont au moins le doute, et l’une de leurs principales raisons, c’est que la liberté échappée d’un si long servage, se retrouvant à peine, née de quelques jours, était plus faible qu’on ne pense. Des généraux sans soldats, des chefs de partis sans partisans, des démocrates sans peuple, voilà ce qui s’opposait à Napoléon. Les amis de la liberté qui avaient survécu au despotisme se trouvaient eux-mêmes dans un isolement aussi grand que l’empereur. S’il n’avait plus d’armée, eux n’avaient plus de peuple derrière eux, celui-ci ayant été effacé depuis quinze ans, tant le vide avait été fait dans les esprits, tant on se trouvait désarmé et impuissant dès que l’on sortait du pouvoir absolu ! Hors de lui, il n’y avait que l’abîme. Le maître et les sujets s’y plongèrent à l’envi, et ainsi par toutes les routes on se précipitait au but préparé, l’anéantissement du peuple dans un seul, et avec la chute de celui-là la chute de tous.

Notre génération avait été élevée à poursuivre de ses risées la dernière assemblée libre. Dans les récits, les histoires, les tableaux offerts à nos yeux, nous l’avions vue livrée à tous les genres d’opprobres. Combien nous avaient paru ridicules les députés, les représentans de la loi, désarmés, obligés de fuir par les fenêtres de l’Orangerie, devant les intrépides soldats qui s’étaient avancés, baïonnette basse, front haut, comme à la bataille ! Que l’attitude des premiers nous avait paru misérable, sans épée, sans défense, sans