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d’esprit, éclater ici la justice de l’histoire ! Il avait beau jurer qu’il ne venait pas porter atteinte aux libertés des chambres, ces chambres n’en pouvaient rien croire ; elles revoyaient dans Napoléon reparaître, mais vaincu et désarmé de sa gloire, ce même général Bonaparte qui avait dispersé au 18 brumaire par les baïonnettes la dernière assemblée libre qui se fût montrée en France. Ceux-là mêmes qui avaient le plus applaudi à cette journée la rappelaient maintenant pour la tourner contre lui. Ils disaient que c’était là le même homme qui n’avait pas craint de faire chasser par ses grenadiers les élus de la France. Ce qu’il avait fait victorieux, pourquoi ne le ferait-il pas vaincu, s’il lui en restait seulement la force ? Pourquoi respecterait-il aujourd’hui ce qu’il avait écrasé il y avait seize ans ? En quoi espérait-on qu’il fût changé ? Ne savait-on pas que dans les champs de Ligny il avait montré autant de haine pour l’assemblée que pour l’ennemi lui-même ?

Ces soupçons, ces impossibilités d’oublier ne firent qu’augmenter quand Napoléon eut l’idée désastreuse d’envoyer son frère Lucien aux deux chambres en qualité de commissaire. Ce choix donna à penser à tout le monde. Était-ce bien le président du conseil des cinq-cents dans la journée du 18 brumaire qui pouvait rassurer les deux assemblées sur les intentions de son frère ? Ne savait-on pas que Lucien ne voyait de salut que dans cette date et qu’il voulait la recommencer, comme si c’était le droit public des Français ? Par ce choix, Napoléon acheva de se trahir lui-même, car dans ces momens de crise rien ne soulève plus les imaginations que l’aspect subit de celui qui rappelle et personnifie le danger que l’on veut le plus éviter.

Napoléon balançait entre une usurpation nouvelle et une obéissance inaccoutumée, et sans examiner encore de quel côté il penchait davantage, toutes les circonstances que je viens de dire jetèrent l’assemblée dans une sorte de vertige. À chaque instant on s’attendait à le voir paraître à la tête de ses grenadiers, comme dans la salle de l’Orangerie. D’autres fois, on pensait que son frère se chargerait de ce soin, tant les imaginations des uns et des autres étaient remplies du souvenir du passé. Ainsi cette journée du 18 brumaire se dressait à cette heure entre l’assemblée et Napoléon, et empêchait qu’aucune réconciliation pût s’établir entre eux. Le 18 brumaire accabla à ce moment Napoléon, qui ne put même s’expliquer par les siens, et il endura, par l’effet d’une justice suprême après la défaite, tout ce qu’il avait fait endurer d’humiliations et de revers aux institutions libres à l’heure de sa prospérité. Le 21 juin 1815 et surtout le lendemain, cette même assemblée des cinq-cents, librement élue, que l’on croyait dispersée et évanouie depuis 1799, renaît de ses cendres avec ses colères et ses désirs de représailles ; d’un mot elle