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désarmée. Napoléon vit clairement ces conséquences, il sentit qu’il se perdait, et malgré cela il obéit à ses conseillers au même moment où il condamnait et rudoyait leur avis. « Ma vraie place était ici ! J’irai à Paris, mais vous me faites faire une sottise. »

Carnot était d’avis que l’empereur retournât sur-le-champ à l’armée. L’événement a prouvé que cette vue était juste. En se séparant de l’armée, Napoléon perdit la seule force qui pouvait le soutenir encore. Il s’isolait de ses amis, il se livrait à ses ennemis. Chercher dans les chambres une résolution qu’il ne devait chercher qu’en lui-même, c’était montrer qu’il n’avait plus le sentiment véritable ni de sa force ni de sa faiblesse. Ainsi, poussé malgré lui par les conseils de quelques-uns, étonné de ne plus diriger sa fortune, Napoléon rentra à Paris dans la nuit du 20 au 21. Avec un rire convulsif[1], il accusait Ney, Grouchy, Vandamme, d’Erlon, les troupes du 1er corps ; mais ni à ce moment, ni plus tard, il ne songea à s’accuser lui-même.

Au reste, il ne reparut pas, comme après Moscou et Leipzig, dans le palais des Tuileries. Il cherche une demeure obscure, éloignée des regards. Comme s’il se fût déjà senti tombé du trône et qu’il eût fui lui-même les murs témoins de ses prospérités, il court s’enfermer dans le palais suburbain de l’Elysée. Si, par le choix de cette demeure modeste, il voulut éloigner tout soupçon sur l’emploi de sa force contre ses ennemis du dedans et amortir la défiance ou la haine en se montrant désarmé, il se trompa. Cette modestie inaccoutumée ne servît qu’à accroître l’audace de ses adversaires. Les uns y virent un piège ; les autres, l’aveu de sa chute irréparable ; la plupart pensèrent que l’occasion était venue de se défaire de lui. C’est alors qu’apparut dans tout son jour l’impossibilité de l’alliance entre les amis de la liberté et Napoléon. Il y avait une arrière-pensée des deux côtés. Vainqueur, il eût détruit la liberté, dont il disait que « cela durerait deux ou trois ans ; » vaincu, c’est la liberté qui va le détruire.

Instruit par le désastre, Napoléon savait que, pour retrouver sa force, il lui fallait rentrer dans le pouvoir absolu. C’était là son principe, sa tradition, son instinct ; ce fut aussi là son premier mot ; ce que les autres appelaient despotisme, il l’appelait dictature. Il était dans le bain, quand le maréchal Davoust est introduit. Avec un bon sens tout militaire, celui-ci, sachant que son maître est le fils de la force, conseille la force. Que l’empereur proroge les assemblées, c’est son droit écrit dans la constitution ; qu’il en use, mais promptement,

  1. Mémoires de Lavalette ; Histoire du gouvernement parlementaire, de M. Duvergier de Hauranne.