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dépassé Rosière, quand l’officier envoyé des Quatre-Bras dans la nuit finit par l’atteindre. Cet officier avait mis douze heures à faire le trajet. Il n’apportait pas de dépêches, il raconta seulement ce qu’il avait vu. En l’entendant, le maréchal Grouchy pleura, et dans les larmes données à l’armée il y avait aussi le pressentiment que le désastre lui serait attribué et pèserait sur sa mémoire. D’autres disent que la pensée d’un malheur irrévocable n’entra d’abord que faiblement dans son esprit : il était vainqueur, et il croyait que Napoléon l’était aussi. De cette double victoire il était jeté en plein désastre. L’homme ne passe pas ainsi sans révolte d’un excès à l’autre, et l’on rapporte que Grouchy, inspiré par Vandamme, eut l’idée un moment de convertir la défaite en triomphe en se jetant avec son corps, par Bruxelles, sur les vainqueurs, qu’il prendrait à revers dans le désordre et l’imprévoyance de la victoire. Que le désespoir ait inspiré ce projet à des hommes de cœur dans le premier moment d’émoi où le conseil de guerre fut rassemblé, cela est naturel et vraisemblable ; mais la réflexion fit bientôt évanouir ce projet, et Grouchy n’y arrêta pas sa pensée : il jugea avec raison que son corps était trop faible pour une pareille entreprise, qu’il serait infailliblement cerné par des masses ennemies. Tout ce qu’il pouvait faire était de sauver les 30,000 hommes qui lui restaient encore. Ses larmes essuyées, il ordonna sagement la retraite.

Commencée le 19, quatorze heures après la bataille de Waterloo, cette retraite était elle-même déjà une entreprise assez périlleuse. On eût pu la croire impossible. Il fallait en effet à tire-d’aile revenir par une ligne parallèle à celle de Napoléon, se jeter dans Namur, y passer la Sambre, aller chercher, sans savoir où, sur la ligne de la Meuse, les débris de l’armée ; mais dans cet intervalle que de fois la retraite pouvait être coupée ! Elle pouvait l’être en-deçà de la Sambre ou au-delà, dans le long défilé que suit la route en côtoyant la Meuse. Et les Prussiens n’avaient que l’embarras du choix, car on a vu que, le soir même du 18, le corps de Pirch avait été envoyé du champ de bataille au-devant de Grouchy. Pirch, ayant marché toute la nuit, se trouva le matin du 19 à Millery, entre l’aile droite française et la Sambre. Ainsi la retraite de Grouchy était coupée avant même qu’il eût appris la perte de la bataille et qu’il songeât à se retirer. L’ennemi, car il y eut aussi des fautes chez les vainqueurs, ne profita pas de cette fortune insigne. Pirch, persuadé que le corps français avait échappé, arrêta ses troupes ; il perdit vingt heures. Cela fit le salut de Grouchy, qui, menacé en queue et en tête, enveloppé de tous côtés d’armées victorieuses, semblait être une proie oubliée de Waterloo.

Et il faut dire que ce général tant accusé, dont le lot est devenu