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rhies à une sorte d’Helvétie asiatique : je ne trouve pas de meilleure transition pour arriver au livre de Mme Dora d’Istria, pour franchir la distance qui sépare les sommets de l’Himalaya des lacs de Genève et de Lugano[1]. Ici le tableau change, et aussi le peintre. Ce sont nouveaux coups d’œil, nouvelle interprétation, nouveaux procédés. Il est facile de se convaincre une fois de plus que les écrivains voyageurs doivent naturellement à la sincérité de leurs impressions une originalité véritable. On devine aisément chez Mme Dora un esprit ardent, mais sur lequel le besoin de connaître, le désir de se rendre compte des phénomènes agissent avec autant de force que le sentiment. A en juger par certaines pages, l’auteur (et il peut le faire impunément) semble ne vouloir faire aucun sacrifice aux préjugés mondains; mais il s’inquiète médiocrement aussi des règles littéraires, où peut-être il est tenté de ne voir également que des conventions. Eh bien! cette assurance, que rehausse encore avec un certain charme la fierté féminine, est loin de nuire à l’écrivain : c’est elle qui le fait précisément distinguer. Malgré ce que l’abondante moisson de ses observations et de ses lectures peut, naïvement éparpillée, jeter parfois de confusion et de longueur dans les pages écrites par Mme d’Istria, la personnalité de l’auteur des Femmes en Orient s’y dégage d’une façon je ne dirai pas rapide, mais du moins certaine, et tout de suite on peut la diviser en deux parts, dont la distinction est assez curieuse. L’une se rapporte à la sensation, à l’impression directe, telle que la produit chez la femme la vue d’une scène ou la contemplation d’un paysage. Cette impression très vive se traduit sur-le-champ, sans ambages, sans comparaisons érudites, dans une langue tantôt métaphorique, tantôt simple, selon la nature du spectacle, mais telle que la peut parler tout d’abord l’imagination frappée. L’autre part d’originalité est au contraire le résultat de la réflexion, de l’observation comparée. L’auteur appelle alors à son aide toutes les ressources que peuvent lui fournir de longues études sur les divers accidens philosophiques et moraux de l’humanité. L’impression individuelle est ici encore la principale base du développement; mais elle s’est elle-même volontairement élargie, moins peut-être pour s’affermir à ses propres yeux que pour porter la conviction dont elle est pénétrée dans l’esprit du lecteur au moyen d’un luxe souvent exagéré de citations et de preuves. Ces deux procédés se succèdent rapidement dans tous les ouvrages de Mme Dora d’Istria : ils se croisent, s’entremêlent, le dernier quelquefois étouffant l’autre; mais lorsque celui-ci, celui qui est vraiment spontané, vraiment personnel, parvient à se dégager pour un instant de tout alliage, il inspire presque toujours à l’auteur des pages d’une harmonieuse et idéale pureté.

Veut-on étudier sous une autre forme cette influence de l’étude de la nature sur la conception romanesque : qu’on aborde maintenant le Batelier

  1. Au bord des Lacs helvétiques, 1 vol. in-18, Cherbuliez.