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gnit en 1814. Il est resté déposé à Montmorency; c’est là que son historien, le prince Adam Czartoriski, allait récemment le rejoindre. Niemcewicz voulut être mis au tombeau avec la bague commémorative donnée aux fondateurs de la constitution du 3 mai 1791.

Cette date du 3 mai reste comme la marque indélébile d’une génération dont Niemcewicz est une des plus brillantes personnifications. Pour les hommes de ce temps, là était l’espérance, et plus ils avaient espéré, plus aussi ils avaient ressenti la déception de la défaite. Depuis ce moment, ils ont agi, ils se sont dévoués; mais le jour où leur œuvre avait été abattue, ils avaient cessé de croire. « Pour Niemcewicz, dit le prince Czartoriski dans des pages pleines d’une émotion sérieuse, sa muse est depuis lors tantôt triste et plaintive, tantôt pleine de fiel et d’amertume; mais on chercherait en vain chez lui l’accent d’un espoir ranimé, d’une âme confiante... Tout au plus alla-t-il jusqu’à célébrer les anciens exploits; il n’entonna jamais l’hymne de la délivrance et de la résurrection. L’espérance, une fois abattue par le désastre de la Targowiça, n’a jamais pu retrouver dans son âme son ancienne vigueur. Tout cela ne l’empêchait pas de prendre part à chaque effort national : il le faisait par devoir, pour n’avoir rien à se reprocher; mais dans un avenir prochain il n’entrevoyait que des malheurs incessans dont le terme lui échappait, qui devaient durer plus que sa propre vie. » Quel est le secret de ce découragement intérieur de toute une génération? Niemcewicz le dit : c’est l’esprit du temps où elle était née, du XVIIIe siècle. Dans l’accomplissement de leurs desseins de rénovation, Niemcewicz et ses contemporains manquèrent de cet énergique instinct religieux qui fortifie un peuple dans sa vie morale, l’aguerrit contre son infortune même et ravive l’espérance jusque dans la défaite. C’est justement cet instinct qui, sous la dure pression du malheur, s’est réveillé dans la Pologne nouvelle, et qui donne au mouvement actuel un caractère si étrange et si émouvant, en faisant de la prière et de la passion du sacrifice un moyen de lutte. C’est ce qui fait la différence entre la génération d’autrefois et la génération d’aujourd’hui. La première avait cessé de croire, celle qui lui succède a retrouvé la foi par la souffrance; mais il est un trait par lequel les deux générations se ressemblent : l’une et l’autre auront supporté avec la même intrépidité les mêmes épreuves. « Des déboires! disait un Polonais éminent, je ne vis que de cela depuis trente ans! » Et qui peut dire de combien de déboires, d’épreuves, de déceptions, de luttes obscures et ingrates se compose la résurrection d’un peuple?


CHARLES DE MAZADE.