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Constantin dominait Varsovie et, je l’ai dit, l’effrayait même parfois; Julien Niemcewicz avait la dictature de l’esprit. Il n’était rien, et il était tout-puissant sur l’opinion. Sans titre, sans fonction, sans caractère public, il était souvent l’inspirateur des délibérations de la diète et l’âme des résistances patriotiques. Seul peut-être il bravait le grand-duc Constantin, et même il se moquait de lui. Le tsarévitch avait la manie d’exiger le salut militaire. Niemcewicz, toutes les fois qu’il le rencontrait, lui faisait ce salut avec une ostentation comique. Un jour il descendit de voiture pour se mettre au port d’armes; Constantin finit par le dispenser de tout salut. Dans ses démêlés avec le grand-duc, Niemcewicz se servait d’un talisman singulier : il avait reçu de l’empereur Paul une tabatière ornée d’un portrait; lorsqu’il voyait le tsarévitch bouillonner de colère, il tirait sa tabatière et montrait le portrait de Paul Ier, qu’il appelait « mon bienfaiteur, mon libérateur. » La colère de Constantin tombait magiquement à cette vue de l’image de son père. Niemcewicz au reste était presque aussi despote à sa manière que son terrible rival. Il inspirait une véritable frayeur aux douairières des salons, dont il dévoilait les intrigues, aux traîtres, dont il poursuivait les connivences, à tous ceux qu’il appelait « les volontaires de la bassesse. » On le redoutait avec sa pelisse de peau d’ours sous laquelle se cachait l’homme toujours prêt à lancer l’épigramme, le trait mordant, le bon mot impitoyable. Ses fables étaient de vrais petits drames où tous les personnages connus avaient une place.

D’ailleurs, en poursuivant cette guerre patriotique, Niemcewicz avait un sentiment élevé de l’honneur national; s’il voulait le préserver par l’ironie de la bassesse et de la servilité, si même, dans les limites d’une action juste et sérieuse, il était encore prêt à tout pour son pays, il avait aussi le conseil droit et modéré. Un jour, à l’époque du couronnement de l’empereur Nicolas à Varsovie, en 1829, un complot avait été formé pour frapper la famille impériale tout entière; la conscience des conjurés eux-mêmes s’émut de ce sinistre projet, et l’un d’eux, avant de frapper le grand coup, voulut avoir du moins l’avis d’un patriote éprouvé. Il alla tout confier à Niemcewicz. L’heure d’agir était proche; Nicolas devait être assailli avec les siens au moment où il placerait sur son front une couronne polonaise dérisoire. Niemcewicz sentit se réveiller tout ce qu’il avait de chaude éloquence pour combattre cette pensée de meurtre qui était le démenti de toutes les traditions nationales et du caractère polonais lui-même, qui altérait la cause de la Pologne dans sa pureté et dans sa noblesse, et pouvait la déshonorer aux yeux du monde. Il détourna l’arme des jeunes fanatiques. Cette popularité de Niemcewicz, si redoutable à la Russie, servait du moins cette fois à protéger le tsar dans sa vie et dans celle de sa famille. Le vieux