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le roman historique, et le premier il fait du pamphlet une littérature. Le premier aussi, par un triste privilège, il subit la prison et l’exil, il laisse sa trace dans cette citadelle de Pétersbourg où tant d’autres ont passé après lui. Il marche en avant comme un éclaireur étincelant sur tous ces chemins battus par la Pologne de notre temps. C’est ce qui lui donnait la popularité, l’ascendant, et ce qui faisait de lui à cette époque, entre 1815 et 1830, une sorte de dictateur de l’opinion publique en face de cet autre dictateur, le tsarévitch Constantin, que l’écrivain appelait plaisamment le « Napoléon du Belvédère. »

C’est là en effet le trait saillant de cette époque où s’ouvre une expérience qui ne pouvait aboutir qu’à un affranchissement nouveau de la Pologne ou à un asservissement complet. Dans ce royaume qui avait une constitution, une diète, des lois distinctes, une armée nationale, le libéralisme était l’ombre, la réalité était la dictature, — une dictature bizarre comme celui qui l’exerçait : prince singulier, mélange du barbare et de l’homme civilisé, à la taille svelte et élégante et aux traits du Kalmouk, aux sourcils fauves et hérissés, au nez retroussé et aplati, à la voix rauque. Le grand-duc Constantin avait des qualités de cœur ; mais dans ces qualités mêmes il y avait quelque chose de violent et de farouche. Il avait une sorte de culte pour la mémoire de son père l’empereur Paul, et gardait contre ses assassins un ressentiment amer. Il s’était épris d’un amour ardent pour une jeune Polonaise, Mlle Grudzinska, depuis princesse de Lowicz, et pour elle, pour pouvoir l’épouser, il renonça à la couronne des tsars; il abdiqua son titre d’héritier de l’empire. L’empereur Alexandre négocia habilement cette cession de droits, craignant la terrible nature de son frère, et en échange il lui abandonnait la Pologne comme une sorte de royaume feudataire. Constantin resta quinze ans le dictateur de la Pologne, à peine tempéré dans ses colères par la douce influence de la princesse de Lowicz, effrayant quelquefois Varsovie, dont il parcourait les rues au galop des quatre chevaux de sa voiture, jouant volontiers au Napoléon, passant des revues, frappant impitoyablement ses soldats pour un bouton d’uniforme qui manquait, et se piquant d’ailleurs d’avoir une belle armée. Il mettait sa passion dans cette armée, et plus tard, pendant la guerre de 1831, voyant un jour les Russes à demi en déroute, il applaudissait avec une sorte d’amour-propre curieux à ses braves Polonais. Le tsarévitch avait des accès de bonhomie et de bruyante gaieté, et il se laissait aller parfois à des caprices bizarres jusqu’à faire pendre un singe qui l’importunait de son bruit, et à infliger la bastonnade à un cheval qui avait fait un faux pas. C’était un étrange roi constitutionnel qui aimait, dit-on, les Polonais en les rudoyant et en les corrompant tant qu’il pouvait.