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Grands ou petits, vous les reconnaîtrez tous à ce signe. Leur esprit cherche à se distraire ; ils se dérobent ; ils vont à d’autres objets. La crise est là, le gouffre est ouvert : ils y sont déjà plongés ; mais ils ne le voient pas, ou ne veulent pas le voir. Ils détournent, par des propos étrangers, leurs yeux, leurs pensées, leur imagination, de ce point noir qui grossit. Quand cela arrive, dites que ces hommes, ces partis se livrent eux-mêmes, car leur inertie volontaire, demain ils l’appelleront fatalité.

Ces lenteurs, ces temporisations échappent au soldat, que la vue du chef et sa familiarité au bivac après la victoire remplissent d’enthousiasme ; mais une inaction si extraordinaire frappe les généraux, que les défaites des années précédentes ont ébranlés dans leur superstition pour la fortune de l’empereur. Ils attendaient des ordres de mouvemens ; ils s’étonnent de ces conversations étrangères à la guerre. Même le fidèle Drouot s’attriste ; il soutient que l’on aurait pu, ce jour-là, arriver à Bruxelles, et quel n’eût pas été l’effet d’une prompte occupation de la capitale ! Quelques-uns murmurent tout bas. Gérard, Exelmans sont de ce nombre ; leur impatience éclate, et ils se confient entre eux leur surprise. « Est-ce ainsi que l’on avait fait la guerre dans les campagnes heureuses ? Où était la décision, la rapidité, le génie foudroyant qui ne laissait respirer ni les vainqueurs ni les vaincus ? On avait rompu précédemment les coalitions, on avait battu l’ennemi lorsqu’il était trois contre un à Castiglione, deux contre un à Eckmühl, à Ratisbonne ; mais comment cela ? Par des prodiges d’activité, par des coups impétueux, par des marches forcées, par des combats de jour et de nuit, qui avaient rétabli l’inégalité au profit du petit nombre. Maintenant on avait à faire à plus de deux cent mille ennemis, et on leur laissait, avec l’avantage du nombre, celui de la décision et des manœuvres, car il ne fallait pas se dissimuler que la veille on avait perdu six heures en attaquant à trois heures au lieu de neuf. En ce moment, la même faute était répétée et aggravée. Toute la nuit et la moitié du jour avaient été perdus déjà, soit que l’on veuille se rejeter sur les Anglais, ou forcer les Prussiens à recevoir une seconde bataille, comme Beaulieu après Montenotte. Ce n’était pas ainsi que procédait l’ennemi ; il ne s’endormait pas sur les dangers. Déjà il avait échappé, dans sa fuite, aux Français, et sans doute la victoire de Ligny, restée infructueuse, sera bientôt à recommencer. On voyait bien que l’ennemi avait appris de nous à se comporter sur un champ de bataille ; mais nous, l’avions-nous oublié ? »

Cela n’était encore prononcé que tout bas par quelques-uns. Vandamme, irrité des critiques que lui avait values son attaque de Saint-Amand, alla plus loin. Il lui arriva de dire : « Napoléon n’est plus l’homme que nous avons connu ; » mais à ce blasphème presque