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travestissement. Une chose curieuse à remarquer dans ces Lettres lithuaniennes, c’est que l’espoir est grand tant que Napoléon reste en Pologne. Jusque là tout est confiance passionnée et enthousiasme. Dès que Napoléon franchit la frontière pour s’enfoncer en Russie, l’inquiétude commence, l’angoisse s’accroît de jour en jour. Révélation instinctive de toute une situation! Si l’intérêt de la Pologne eût été écouté en effet, et peut-être aussi, — pourquoi ne pas le dire? — si l’intérêt de la France elle-même eut été plus mûrement posé, Napoléon serait resté campé dans sa force, organisant la Pologne, s’appuyant sur elle sans en dépasser les frontières et réduisant la Russie à accepter la paix. C’était le conseil du prince Joseph Poniatowski et de bien d’autres; c’était le sentiment de toute la Pologne exprimé par Niemcewicz. Le destin emporte l’empereur. Il y a encore un moment d’inexprimable anxiété; puis le reflux des armées commence, et tout disparaît dans l’effroyable déroute. Niemcewicz lui-même est emporté jusqu’à Dresde, où il souffre de la misère, de la fièvre et du bombardement. C’est la fin d’un grand rêve, et lorsque le dernier mot de ces catastrophes va jaillir du choc des armées sur d’autres champs de bataille, tout change de face. Ce n’est plus ni la Pologne d’autrefois ni le grand-duché de Varsovie de 1811, c’est la Pologne des traités de Vienne, c’est le royaume russe de 1815 avec la Galicie annexée à l’Autriche et Posen à la Prusse; c’est en un mot le partage sanctionné pour la première fois par l’Europe avec des garanties douteuses, une vague promesse de libéralisme à Varsovie et la certitude de luttes nouvelles.

Ce royaume de Pologne pourtant, tel qu’il sortait des crises violentes de 1815, tel qu’il échappait à l’ambition à la fois audacieuse et équivoque de l’empereur Alexandre, ce royaume avec sa constitution, son autonomie apparente, son armée et cette ombre d’organisation nationale que lui promettaient les traités, pouvait encore être un espoir, et c’est par là qu’il fit illusion un instant à de sincères patriotes, à Kosciusko lui-même comme à Niemcewicz. Alexandre flattait ces hommes, il cherchait à les rallier, il allait au-devant des généraux qui avaient servi Napoléon, et s’étudiait à laisser entrevoir mille perspectives souriantes au patriotisme polonais. L’illusion ne fut pas longue. Kosciusko, déçu, s’en alla mourir dans la solitude, à Cracovie, sur le dernier fragment du sol polonais resté libre, et Niemcewicz revint à Varsovie pour y vivre quinze ans, retiré de la scène publique, indépendant, exerçant toujours son prodigieux esprit et assistant en témoin dangereux à cet essai de régime constitutionnel qui commençait. Les années venaient sans éteindre le feu de son patriotisme et de son esprit. C’est peut-être l’époque la plus active de sa vie littéraire. Tantôt il créait le roman histo-